Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mardi 3 juin 2014

Gilles Kepel: Le nouveau djihadisme




      De Roubaix à Marseille, la cause syrienne fédère le nouveau djihadisme. — En décembre 2013, au terme d'une enquête d'une année dans les cités de Marseille, Tourcoing et Roubaix, j'appris la mort de Sofiane — un enfant des quartiers populaires du Nord parti combattre en Syrie. Un coup de fil à la mosquée salafiste qu'il fréquentait avait annoncé qu'il était tombé en chahid (en «martyr») dans ce qui est devenu le principal camp d'entraînement des djihadistes d'Europe, et l'un des périls majeurs pour la cohésion de notre société.

      Étudiant les voix des cités, à l'occasion de la première vague significative de candidats, aux législatives de juin 2012, issus de l'immigration maghrébine, j'y avais entendu à la fois la promesse largement majoritaire de l'intégration républicaine, mais aussi des paroles dissidentes qui incriminaient avec virulence l'impiété de la France. Elles faisaient fond sur un discours de rupture avec notre civilisation, dénoncée comme mécréante et islamophobe.

      Après trois décennies d'enquêtes de terrain à travers les divers âges de l'islam de France, j'avais été frappé en 2013 par la prégnance du salafisme. Les affidés de cette doctrine, en djellaba raccourcie, barbe surabondante, souvent accompagnés de femmes en voile intégral, ou niqab, font désormais partie du paysage humain des cités — quand ils ne paradent pas au centre-ville, comme à Roubaix. Ce dogme établit une barrière étanche entre la communauté des adeptes, seuls détenteurs de la vérité assimilée à une lecture rigoriste de l'islam sunnite inspirée par certains oulémas saoudiens, et les «égarés» — kuffar (infidèles) ou «apostats» (tout musulman qui ne partage pas leur vision du monde), voués aux gémonies.

      À la base, la rupture salafiste n'est pas nécessairement violente — elle incite à partir vivre le «vrai islam» au Moyen-Orient ou au Maghreb, et à fuir la France. Mais elle est poreuse au djihad armé, pour peu qu'un ouléma de quartier, parfois autoproclamé, parfois instruit par Internet, mette ses fidèles sur cette voie, ou qu'un prédicateur des réseaux sociaux poste un selfie où on le voit depuis la Syrie, Kalachnikov en main, appeler en français populaire entremêlé d'arabe coranique à venir soutenir leurs Frères dans le djihad, avant de retourner les armes contre l'Occident, jusque dans la ville où l'on a grandi.

      Ce fut le parcours, dès avant la Syrie, d'un Mohamed Merah à Toulouse, des frères Tsarnaïev à Boston. Le modèle de l'endoctrinement par les idéologues du nouvel âge du djihad est toujours identique: ils ne donnent plus une feuille de route précise à leurs sicaires, contrairement à Ben Laden qui, au début du siècle, missionnait ses tueurs sur des cibles prédéterminées, et finançait toute l'opération.

      Les djihadistes de la deuxième décennie du siècle sont formatés et entraînés au maniement d'armes par leurs mentors — dont le plus prolixe est un ingénieur syrien formé en France, auteur de milliers de page en ligne, Abou Moussab Al-souri. Ils sont renvoyés dans leur Europe natale pour y faire imploser les sociétés pluralistes, y attaquer des cibles de proximité, peu défendues, afin de minimiser les coûts, et fortement chargées symboliquement, pour maximiser l'effet médiatique.

      Le nouveau djihad post-moderne est un djihad de pauvres, qui veut rafler la mise. Grands rassemblements de foules, casernes, mais surtout lieux communautaires juifs, représentent les objectifs de prédilection pour l'effet de terreur qu'ils inspirent et leur immense chambre d'écho. Dans les manuels des doctrinaires, on escompte de la multiplication de ces violences et de leur médiatisation une crispation des sociétés occidentales contre l'ensemble des musulmans d'Europe, afin de susciter chez ceux-ci victimisation et solidarité face au sentiment «d'islamophobie», propice à augmenter la clôture communautaire et à déclencher, à terme, des guerres de religion sur le Vieux Continent, aboutissant à la constitution d'enclaves.

      La tuerie du Musée juif de Bruxelles s'inscrit point par point à la fois dans l'épure des nouveaux djihadistes, et dans le tissu social déchiré des cités à la dérive de la France d'aujourd'hui. Le suspect, natif de Roubaix et élevé dans le quartier de la Bourgogne à Tourcoing, où les mosquées salafistes sont particulièrement actives, a été interpellé fortuitement par les douanes en gare routière de Marseille, porteur d'armes semblables à celles du crime, et d'une vidéo où il revendique l'acte.

Dûment signalé aux services spécialisés, il leur avait échappé peu après sa sortie de prison, parcourant le monde de l'Angleterre à la Thaïlande, et passant onze mois auprès du groupe salafiste djihadiste de l'Etat islamique en Irak et au Levant. Mais il avait pris, avec sa panoplie meurtrière, un autocar connu pour véhiculer des petits dealers d'Amsterdam à Marseille, particulièrement surveillé à ce titre. Le contraste entre le sang-froid du tueur présumé et ce comportement de pied nickelé est typique de ce nouveau djihadisme.

      La confusion du professionnalisme et de l'amateurisme, qui facilite l'arrestation, n'a pas d'importance, tant les petits soldats du djihad sont destinés au sacrifice sur le bûcher médiatique qui assure une extraordinaire publicité à la cause. Il en va de même de la confusion entre les mondes réel et virtuel, le carnage et un war game, les êtres humains et les avatars, entre lesquels la caméra GoPro, censée filmer les tueries pour en diffuser les images macabres sur les sites de partage, établit le lien. Mohamed Merah était sûr de susciter ainsi des milliers de «like» et d'adeptes djihado-numériques.

      Comme lui, le suspect n'était pas connu pour sa piété, mais avait embrassé en prison – l'un des principaux incubateurs du djihadisme – une foi radicale et prosélyte. Toutefois, dans les deux cas, un environnement local ou familial où prévalaient les normes salafistes préexistait à l'incarcération, des cités de La Bourgogne à celles du Mirail. Et à Toulouse comme à Bruxelles a été visée une cible juive de proximité, comme il est recommandé dans l'Appel à la résistance islamique mondiale d'Abou Moussab Al-souri.

      Mais un nouveau pas, particulièrement préoccupant, a été franchi. Merah ne pouvait se réclamer d'une cause très claire, et, en dépit du nombre de ses fans sur Facebook, il fut accusé d'être manipulé par des services obscurs. Aujourd'hui, le djihad en Syrie est devenu une grande cause, qui permet de recruter des sympathisants bien au-delà de la mouvance islamiste, voire du monde musulman. Après tout, la plupart des démocraties occidentales réclament l'élimination de Bachar Al-Assad — sans s'en être donné les moyens.

      Certains historiens pressés ont même fait de ce pays «notre guerre d'Espagne». Mais dans ce vide immense entre les paroles vaines et l'action, le djihadisme s'est engouffré et a proliféré sur place — parfois sans doute manipulé par le régime pour faire imploser l'opposition. Comme si la chute du président syrien, ironiquement donné réélu ce 3 juin, n'était plus qu'un prétexte, comme si l'Europe n'avait plus à trouver, dans ce pays devenu le plus grand incubateur du djihad à son encontre, que son chemin de Damas. — Gilles Kepel, politologue, Le Monde, 3 juin 2014.

      © Enregistrements vidéo du tueur entrant au Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, puis en sortant, après y avoir tué quatre personnes en moins de deux minutes.