Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 17 février 2014

Nadejda Tolokonnikova (2): Le «petit peuple»



    Pendant ma détention, j'ai croisé à maintes reprises ce soi-disant «petit peuple» qui, comme on nous l'a souvent dit et répété, serait prêt à embrasser le nombril de Vladimir Poutine et détesterait les Pussy Riot et autres sodomites.

    Il s'est avéré que cet amour pour Vladimir Poutine a été inventé par l'appareil de Vladimir Poutine tout comme la haine contre les Pussy Riot. Une multitude de gens sont irrités par la gouvernance de Poutine, son irrépressible soif de pouvoir et son manque d'appétit pour de réels changements positifs pour les Russes.

    Il y a beaucoup moins d'authentiques staliniens exaltés en Russie qu'il n'est convenu de le croire. Les Russes aimeraient qu'on les respecte en tant qu'êtres humains, qu'on soit à l'écoute de leurs besoins et de leurs valeurs. Et ce «petit peuple», créé de toutes pièces par la télévision fédérale conservatrice, juge en fait avec lucidité et ironie la gouvernance de Poutine. Et ce petit peuple est prêt à soutenir et même à respecter celles qui ont réussi à se moquer de ce Poutine par la bouffonnerie, bouffonnerie si grande qu'elles en ont pris pour «deux ans» de camp. Ils ont eu beau bourrer le crâne du petit peuple à travers les médias fédéraux, celui-ci ne croit pas que tout va pour le mieux dans la nation.

    Il ressent dans sa chair que tout va mal. Le seul problème est que les gens ne disposent pas de méthode pour se plaindre que tout va mal. Le problème, c'est que dans le «monde de la vie», il n'existe pas de réelles voies de contestation. Il n'y a pas de bouton sur un tableau de bord qui permettrait de manifester son mécontentement envers le travail des fonctionnaires.

    Et comme ce bouton n'est pas disponible, alors, la contestation se cantonne chez le Russe dans le domaine de la métaphysique. Parce que celui qui ose s'exprimer contre le système administratif actuel est pris pour un kamikaze. On le considère, qui comme un fol-en-Christ, qui comme un fou, qui comme un radical et un ermite. C'est pourquoi la politique en Russie procède toujours un peu de l'art et toujours de la philosophie. Cette situation est romantique, mais mal commode. Elle est mal commode en tout premier lieu pour l'État.

    Les gens vivent dans l'attente de l'Apocalypse politique. Sachez que nous pourrons un jour nous retrouver du même côté des barricades, m'a dit un membre de la milice dans une des prisons de Mordovie. Je tente d'ironiser: par curiosité, de quelle façon, avec vos épaulettes sur votre uniforme? Mais le milicien est déjà dans le registre de la sincérité, et la causticité ne l'atteint pas, il croit en ce qu'il dit. Tout simplement. Je n'ai pas prêté serment d'allégeance à l'État. Je ne leur dois plus rien. Je vais me débarrasser de mes épaulettes et partir avec vous. Quand? Quand ce sera l'émeute. L'impitoyable rébellion russe.

    Et c'est toujours comme ça avec les Russes. Une de mes compagnes de cellule, une ancienne juge d'instruction, a eu la révélation au moment du procès des Pussy Riot, de l'avènement de ce qu'a évoqué Jean l'Evangéliste pour nettoyer la Russie de la souillure poutinienne. Toute plaisanterie mise à part, c'est une vision très typiquement russe de la manière dont doit se passer une protestation politique.

    Nous attendons le Messie, nous attendons un prophète. Attendez les gars, c'est tout de même bien plus facile que ça. Laissez la métaphysique pour créer un bon cinéma russe. Le gouvernement, ce sont des fonctionnaires, des employés de bureau que nous payons. Ce ne sont pas nos maîtres. Pas de transcendance. Pas la moindre.Le commandant du camp n'est pas notre «maître», comme on l'appelle maintenant. C'est un fonctionnaire, dont le devoir est d'agir conformément à la loi, et on peut porter plainte à tout moment contre ses agissements. Et si cette plainte est fondée, le fonctionnaire perdra sa place. Et ce n'est que justice.

    Avec notre organisation «Zone de droit», nous sommes en train de créer une instance de protestation dans les camps. En premier lieu, dans les camps de femmes, puisqu'elle n'y existe pas. Nous apportons notre soutien à ceux qui sont prêts à se battre pour leurs droits. Nous procurons des informations, des avocats, et cette marge de sécurité que confère un contrôle public.

    Nous commençons par les camps, mais nous sommes persuadés que, si nous aidons les condamnés à trouver un moyen légal pour protester contre leur asservissement, alors, nous pourrons également faire beaucoup plus pour ces nombreux citoyens russes qui veulent exprimer leur mécontentement dans le cahier de doléances du système politique de Poutine, mais qui en sont encore privés d'accès.

    Le Monde, 13 février 2014, traduit par Isabelle Chérel.
    © Photographie: auteur inconnu, tous droits réservés.