Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 23 avril 2012

Liberté, égalité, propriété, Bentham




Alors que, des semaines durant, Le Monde a consacré quotidiennement quatre pages aux pseudo-révélations de Wikileaks, dont il était le partenaire officiel en France, voilà qu'avec une belle effronterie, un article paru le 20 avril dernier Julian Assange, recrue de la «télé Poutine» n'a, avec juste raison cette fois, pas de mots assez durs pour fustiger celui qui après avoir menacé sans l'ombre d'un scrupule la sécurité, voire la vie, de milliers de gens, exilés, résistants, véritables combattants de la liberté à travers le monde, piétine à présent de fait la mémoire d'Anna Politkovskaïa et le travail autrement courageux mené par Rospil. Car les faits sont là:

Julian Assange a interviewé Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, pour la chaîne Russia Today. L'entretien avec le dirigeant du mouvement chiite libanais a été diffusé mardi 17 avril, et peut se retrouver sur Internet. C'est la première d'une série de douze émissions où Assange promet une «quête d'idées révolutionnaires qui peuvent, demain, changer le monde». Russia Today est une chaîne financée par l'État russe, un organe de propagande pour le Kremlin, qui se présente comme une alternative à la vision «occidentale» de l'actualité mondiale livrée par CNN ou la BBC.

Un peu plus loin l'article continue néanmoins à estimer que:

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir un zébulon prétendument en croisade contre le mensonge d'État s'allier avec la télévision d'un pouvoir versé dans l'arbitraire et obsédé par le contrôle des ondes.

Où est le «paradoxe»? Dès la parution de ces scoop juteux en décembre 2010, nous avons pu écrire notre texte: L'Obscure clarté de Wikileaks et en contrepoint une note sur La chambre claire de Rospil. Il ne s'agit pas ici de se vanter d'une quelconque lucidité mais au contraire de montrer qu'un quidam moyennement informé pouvait facilement voir les tenants et les aboutissants du personnage et de l'entreprise: en effet une obsession anti-américaine, une servilité sans limites au regard des principales dictatures et un préalable conspirationniste sur tous les aspects de la vie internationale, dont chacun sait qu'il finit toujours par identifier les mêmes complotistes et les mêmes boucs émissaires au profit des manipulateurs de foules, aujourd'hui un Hassan Nasrallah par exemple.

Nous prenons à présent ce nouveau risque de considérer que les entreprises menées par exactement n'importe qui sous le nom d'Anonymous relèvent d'une démarche analogue. Au prétexte de liberté, conçue sommairement comme une levée de tout interdit, au mépris de toute création, de toute culture, de toute raison — comment s'attaqueraient-ils réellement à autre chose? —, sous une esthétique de l'amusement considéré comme une théorie et une pratique politiques radicales, des gens tirent leurs forces de compétences techniques en piratage et d'un anonymat soigneusement orchestré — «Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous ne pardonnons pas. Nous n'oublions pas. Préparez-vous à notre arrivée» — et en marque de fabrique la revendication d'un degré zéro de la pensée.

En effet, un autre long article publié dans Le Monde Culture & idées du 21 avril 2012, Société Anonymous, donne sur cette nébuleuse de nombreux détails et informations, par exemple:

une liste de trente-cinq règles [dont] certaines sont parlantes : «Règle n° 15: plus une chose est belle et pure, plus il est satisfaisant de la corrompre». Le "Lulz" [synonyme de "LOL" = mort de rire] donne tous les droits, y compris celui de se contredire d'une minute à l'autre ou de tenir des raisonnements illogiques. Pour expliquer leur mode de fonctionnement, les Anons parlent d'un «Hive Mind», un «esprit de ruche», comme chez les abeilles. Si un internaute fréquente assidûment les sites du mouvement, il saura instinctivement ce qu'il doit faire le jour où il décidera de participer à une action. Les décisions sont prises sans vote, par «consensus approximatif», après des débats souvent très décousus.

Éloge de l'illogisme et de l'irrationalité, esprit de ruche et de légion, initiatives miliciennes assurées par avance de toute impunité liée à l'usage de l'anonymat, appel à l'instinct, le fascisme déballe tout son arsenal. La nouveauté étant qu'il détourne à son profit avec une redoutable insolence les valeurs de résistance et de libertés qui fondaient jusque-là l'esprit démocratique et socialiste.

Troisième rapprochement osé? Parmi les candidats républicains restant en lice contre le président Barack Obama sortant, Ron Paul cultive son originalité de «papy libertarien» auprès de larges fractions de la jeunesse, d'individualistes anarchistes, d'ennemis de toute intervention de l'État, et se constitue en idole dans de nombreux réseaux sociaux qui vont jusqu'à vanter son progressisme en matière sociale, quand chacun se souvient par exemple de l'opposition radicale et relativement efficace du parti républicain face à la politique de santé voulue par Barack Obama. Les prises de position de Ron Paul apparemment singulières dans son propre camp sur le rôle des États-Unis dans le monde, mais en réalité simplement isolationnistes, ne peuvent pourtant faire longtemps illusion et masquer ce fait qu'au nom d'une conception individualiste, ludique et superficielle de la liberté vue côté nantis ou ceux qui se vivent comme tels, il demeure l'une de figures ratissant large de la pire droite américaine, proche du Tea Party, du Ku-Klux-Klan, et des milieux conspirationnistes.

Nous sommes dans «un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. [...] La seule force qui [...] mette en présence / rapport [acheteurs et vendeurs de marchandises] est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre‑échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir
[...] nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par‑derrière comme son travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose: à être tanné. — Karl Marx, Le Capital, livre I, section II, chapitre VI: Achat et vente de la force de travail).

© Photographie: l'un des divers logos de la nébuleuse Anonymous.