Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 2 avril 2012

Gilles Bernheim: Toulouse et Montauban




Après notre texte du 20 mars, Ce que sait l'homme de Toulouse et l'article de Jean-Yves Camus du 24 mars, Mutation de l'antisémitisme, voici, écrit cette fois par le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim, le troisième texte sur notre site en dix jours à peine, dix jours déjà, sur les événements de Toulouse et de Montauban. Ils ont très vite déserté les agendas des leaders de progrès (les autres aussi, mais ils n'ont pas de comptes à me rendre) et des associations laïques, républicaines et démocratiques comme la LDH ou le MRAP n'ont pas cru nécessaire de s'associer nommément aux manifestations du 25 mars, laissant le soin et la responsabilité de les rassembler aux consciences individuelles et aux seules organisations juives, comme si l'affaire n'était pas vraiment l'histoire de tous. Consulter le site de la LDH Midi-Pyrénées est tout à fait révélateur du peu de place et de l'absence d'analyses que cette antenne de Toulouse aura réservée à l'événement. Pourtant, quelques jours plus tard, la défense — certes importante — des langues régionales a réuni presque instantanément dans tous les coins de France des centaines de milliers de personnes, dont trente mille à Toulouse.

Alors oui, Gilles Bernheim résume aujourd'hui en un texte ses réflexions durant cette décade.

19 mars 2012: Réflexion sur le drame de Toulouse. — D’abord l’horreur, l’effroi, la compassion. Un Français, Mohamed Merah, 23 ans, assassine trois enfants poursuivis jusque dans la cour du collège Ozar Hatorah, un enseignant père de deux d’entre eux, et auparavant trois militaires. Comment ne pas être sidéré, bouleversé, indigné? La période des Chiva [les sept jours du deuil] vient de s’achever. Des familles sont détruites, nous prions pour elles. Le meurtrier est hors d’état de nuire. La France et, en son sein, la communauté juive sont en état de choc. Ne pas se laisser emporter par la haine car elle est du côté des assassins. Lui opposer la détermination, la justice et aussi la réflexion. C’est dans cet esprit, avec encore beaucoup de douleur et peu de recul, que j’ai souhaité réunir ici les propos publics que j’ai tenus depuis le 19 mars, mais dont je constate qu’ils n’ont pas, tous, été repris dans les médias.



La très forte émotion et le réflexe d’union nationale qui ont saisi notre pays ne doivent pas rester sans lendemain si nous voulons que de telles tueries ne se reproduisent pas. Je souhaite que ces événements horribles éclairent les consciences de ceux qui, sous l’influence de discours pervers, terroristes ou racistes, pourraient être tentés par des actes qui nient Dieu et l’humanité. En amont de ces actes monstrueux, j’invite les responsables politiques, les journalistes et faiseurs d’opinion et, plus largement, chacun de nos concitoyens à faire reculer la haine, à toujours exprimer leurs positions avec mesure, dignité et responsabilité. À refuser les amalgames mensongers et, en premier lieu, ceux sur Israël car ce sont eux que le meurtrier a invoqués pour expliquer la tuerie du 19 mars. Je les invite aussi à ne rien laisser passer à ceux qui jouent sur d’autres amalgames et qui soupçonnent ou accusent injustement l’ensemble des Français musulmans au nom des actes commis par un d’entre eux. Car les Français musulmans sont nombreux à faire plus qu’adhérer à la nation, comme c’était le cas de deux des parachutistes assassinés.



Pour autant, les autorités religieuses musulmanes ne peuvent pas faire l’impasse sur l’interpellation sanglante que leur adressent les drames de Toulouse et de Montauban, commis au nom d’Allah qui ordonnerait de tuer les juifs et de faire la guerre aux mécréants, même si — surtout si — ces actes sont en contradiction avec les fondements de leur religion. Il revient aux musulmans qui disent redouter les amalgames entre islam et islamisme de se désolidariser clairement et massivement de ces drames, par exemple en manifestant en très grand nombre. En effet, a-t-il souvent existé, dans l’histoire, des discours de cette nature, mêlant l’invocation divine, la prière, l’invitation au meurtre, le désir d’extermination? Puisque Allah est cité à chaque phrase du tueur, les autorités morales de l’islam ne se doivent-elles pas de condamner, mais aussi de prévenir, d’une seule voix et avec la plus grande fermeté, ce genre de délire? Ce sont elles les gardiennes de l’image que le monde islamique veut donner de Dieu. Si elles condamnent les attentats, elles se montrent jusqu’à présent peu enclines à aller au-delà de propos émotionnels que nous avons, hélas, beaucoup entendus ces dernières années, comme si elles hésitaient à se couper de la faction la plus intégriste de leurs fidèles.



Éviter «le choc des civilisations» exige un double mouvement. De la part de l’Occident, qui doit s’abstenir de tout anathème contre l’islam et de toute assimilation abusive. Mais aussi de la part des autorités musulmanes, sous peine de voir leur retenue alimenter les pires fantasmes. Depuis Mein Kampf, nous n’avons jamais entendu de tels appels au meurtre. Le stalinisme assassinait en masse, mais sans s’en glorifier. L’assimilation avec le nazisme choque sans doute à cause de la disproportion des crimes. Mais si Al-Qaida était à la tête d’un État structuré et puissant — l’exemple de l’Iran suffit à nous en convaincre — que nous promettrait cette organisation qui soit différent du programme d’Hitler? Elle irait, à sa manière, plus loin, la menace de génocide des juifs n’étant que la première étape d’une extermination élargie aux autres occidentaux.



Le terrorisme fanatique est un danger mortel. Un autre danger, plus sournois, nous environne: le nouvel antisémitisme qui, loin d’éliminer l’ancien, le revigore, le rafraîchit, lui confère une puissance mentale inégalée. Sinon, comment expliquer que tant de gens, et pas des moindres, ne parviennent pas à faire la différence entre la tuerie de Toulouse et la situation à Gaza, nous confirmant hélas que le mal est profond, y compris dans les plus hautes sphères publiques?


Cet antisémitisme n’est pas seul. Il avance, armé de poncifs. On entend ainsi que la haine serait causée de l’extérieur, par la misère, l’oppression, l’humiliation. Comme si tous ceux qui vivent dans la détresse se laissaient ravager par la haine. Quel mépris pour les pauvres! Quelle insulte pour les malheureux! Non, il n’y a aucune mécanique inexorable, aucun lien de cause à effet entre un désastre économique ou social et le terrorisme. Le terroriste n’est pas un mannequin manipulé par des déterminations matérielles ou idéologiques — une «victime» des circonstances. Sa décision lui appartient.



«Oubah’arta bah’ayim: Tu choisiras la vie», Deut. 30, 19.

© Texte: Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France. Article paru dans Actualité Juive du 28 mars 2012.

© Photographie: Gens de là-bas, Maurice Darmon: Célébration de la mort d'Yitzhak Rabin en novembre 2009 à Neve Shalom - Wahat as-Salam («Oasis de Paix» en hébreu et en arabe), un village établi conjointement par des juifs et des arabes palestiniens, tous citoyens d’Israël. L’activité principale du village est le travail éducatif pour la paix, l’égalité et la compréhension entre les deux peuples.