Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


lundi 19 décembre 2011

La beauté est le commencement de la terreur




Rainer Maria Rilke
Première Élégie de Duino.

Qui donc, si je criais, parmi les cohortes des anges
m'entendrait? Et l'un d'eux quand même dût-il
me prendre soudain sur son cœur, ne m'évanouirais-je pas
sous son existence trop forte? Car le beau
n'est que ce degré du terrible qu'encore nous supportons
et nous ne l'admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne
de nous détruire. Tout ange est terrible.
Et je me contiens donc et refoule l'appeau
de mon sanglot obscur. Hélas! qui
pourrait nous aider? Ni anges ni hommes,
et le flair des bêtes les avertit bientôt
que nous ne sommes pas très assurés
en ce monde défini. Il nous reste peut-être
un arbre, quelque part sur la pente,
que tous les jours nous puissions revoir; il nous reste
la rue d'hier et l'attachement douillet à quelque habitude du monde
qui se plaisait chez nous et qui demeura.
Oh! et la nuit, la nuit, quand le vent plein des espaces
Nous ronge la face, à qui ne resterait-elle,
tant désirée, tendrement décevante, épreuve
pour le cœur solitaire? Aux amants serait-elle
plus légère? Hélas! ils ne se cachent
que l'un à l'autre leur sort.
Ne le savais-tu pas? Hors de tes bras
lance le vide vers les espaces que nous respirons peut-être;
les oiseaux sentiront-ils l'air élargi d'un vol plus ému.

Oui, les printemps avaient besoin de toi. Maintes étoiles
voulaient être perçues. Vers toi se levait
une vague du fond du passé, ou encore,
lorsque tu passais près d'une fenêtre ouverte,
un violon s'abandonnait. Tout cela était mission.
Mais l'accomplis-tu? N'étais-tu pas toujours
distrait par l'attente, comme si tout cela t'annonçait
la venue d'une amante? (Où donc voudrais-tu l'abriter,
alors que les grandes pensées étrangères
vont et viennent chez toi, et souvent s'attardent la nuit?)
Mais si la nostalgie te gagne, chante les amantes; il est loin
d'être assez immortel, leur sentiment fameux.
Chante-les (tu les envies presque!) ces délaissées qui te parurent
tellement plus aimantes que les apaisées.
Reprends infiniment l'inaccessible hommage.
Souviens-toi que le héros reste; sa chute même n'était
pour lui qu'un prétexte pour être: suprême naissance.
Mais les amantes, la nature épuisée les reprend
en elle, comme si les forces lui manquaient
pour accomplir deux fois le même ouvrage.
T'es-tu assez souvenu de Gaspara Stampa
pour qu'une jeune fille quelconque,
délaissée par son amant, songe devant l'exemple
sublime de cette aimante: «Que ne suis-je comme elle?»
Ces souffrances lointaines, enfin, vont-elles
devenir plus fécondes? N'est-il pas temps
que ceux qui aiment se libèrent de l'objet aimé,
et le surmontent, frémissants? Ainsi le trait
vainc la corde pour être, rassemblé dans le bond,
plus que lui-même, car nulle part il n'est d'arrêt.

Des voix, des voix. Écoute, mon cœur, comme jadis
seuls les saints écoutaient, au point que l'immense appel
les soulevait du sol, mais eux restaient à genoux,
et, incroyables, n'y prenaient même pas garde,
tant ils étaient concentrés dans l'écoute.
Non que tu puisses supporter la voix de Dieu,
il s'en faut. Mais entends ce souffle:
le message incessant que forme le silence.
Une rumeur de ces morts jeunes monte vers toi.
Partout, dans les églises de Rome, de Naples, où tu entras,
ne rencontras-tu pas leur destin apaisé?
Ou bien une inscription t'apparaissait, sublime:
l'autre jour, cette stèle à Santa-Maria-Formosa…
Ce qu'ils veulent de moi? Avec douceur, je dois détacher d'eux
le semblant d'injustice qui gêne un peu,
parfois, le pur élan de leurs esprits.

Sans doute est-il étrange de n'habiter plus la terre,
de n'exercer plus des usages à peine appris,
aux roses et à tant d'autres choses, précisément prometteuses,
de n'accorder plus le sens de l'humain avenir;
ce que l'on était, entre des mains infiniment peureuses,
de ne l'être plus, et même de lâcher
notre propre nom, ainsi qu'un jouet brisé.
Étrange de ne pas désirer plus avant nos désirs,
étrange que dans l'espace tout ce qui correspondit
voltige, délié. La mort est dure, oui,
et que n'y faut-il rattraper avant
que l'on y sente un peu d'éternité! Mais les vivants
font tous l'erreur de distinguer trop bien.
Les anges (dit-on), eux, ne savent souvent point
s'ils vont parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
entraîne tous les âges par les deux empires.
Ici et là, sa rumeur les domine.
À tout prendre, ils n'ont plus besoin de nous, les élus de la mort précoce;
on se sèvre des choses terrestres, doucement, comme du sein
maternel on se détache en grandissant. Mais nous
qui avons besoin de mystères si grands,
pour qui l'heureux progrès si souvent naît du deuil,
sans eux pourrions-nous être?
Est-ce en vain que jadis la première musique
pour pleurer Linos osa forcer la dureté de la matière inerte?
Si bien qu'alors, dans l'espace effrayé,
que, jeune et presque dieu, il quittait pour toujours,
le vide, ébranlé, connut soudain la vibration
qui nous devint extase, réconfort, secours.

Traduction de Maurice Betz (1898-1946).


© Tous droits réservés. Deux photographies prises par un ami, Salvatore Culotta, à Cefalu (Sicile) En voici d'ailleurs d'autres du même photographe, et une autres encore prise le même jour par un autre photographe, sous un autre angle. Aucune manipulation ultérieure des images. De mémoire d'homme, nul n'y avait jamais vu un tel coucher de soleil. La seule indication est qu'en ce jour de novembre soufflait le sirocco.

dimanche 11 décembre 2011

Sauver l'essentiel




Chacun de ces points mériterait développement mais, nos lecteurs l'ont noté, le sentiment que tout est dit — sur plusieurs années à présent et en plusieurs copieux dossiers — et quelque lassitude gagnent. Alors pour faire bref:

• Sur l'Europe, de sommet en sommet, nos dirigeants sauvent l'essentiel. Tous ceux pour qui l'essentiel est d'habiter l'Europe devront d'abord considérer que notre continent doit être défini essentiellement comme une zone de stabilité budgétaire.

• Sur le réchauffement climatique, les représentants de cent-quatre vingt quinze pays — ceux qui ont pu s'offrir une nuit supplémentaire dans la capitale des congrès — sauvent l'essentiel: ils prolongent le protocole de Kyoto jusqu'en 2015, et remettent à plus tard des décisions qui ne compromettent que l'immédiat avenir. Car comme eux, nous sommes tous dûment prévenus que sauf réduction drastique des émissions mondiales de CO2 d'ici 2017, il sera impossible de se maintenir dans les limites des 2°. Et qu'évoquer 3° ou 6° ne veut rien dire, puisque des paliers qualitatifs inconnus surgiront nécessairement, phénomène au doux nom d'emballement climatique. Ceux qui ont quelque mémoire récente auront remarqué qu'un grand scientifique et ancien Ministre socialiste de l'Éducation Nationale semble avoir provisoirement renoncé à ses succès de librairie.

Les priorités du président Obama, l'un des présidents les mieux élus de l'histoire américaine, étaient la lutte contre le réchauffement climatique justement, la paix dans le conflit du Moyen-Orient en un an, l'établissement d'une couverture de santé décente et, plus spécialement la lutte contre la spéculation financière. Sur tous ces fronts, il espère sauver l'essentiel, largement commandé par la nécessité de se faire réélire quatre ans de plus, par de complexes mécanismes électoraux et une Constitution des temps des Pères Fondateurs, vieille de deux cent cinquante ans que, sauf quelques-uns, la plupart des Américains considèrent encore comme seule garante de l'essentiel.

• Prenons ici ce pari: le 22 avril et surtout le 6 mai prochain, quand il nous faudra ici élire notre président de la République, les meilleurs d'entre nous nous expliqueront une fois de plus qu'afin de sauver l'essentiel, il faudra voter pour quelqu'un dont on ne saura à peu près rien, ni sa capacité de proposition et d'analyse politique, ni sa considération pour un maniement respectueux, sensé et intelligent du langage, ni son esprit de décision, pour son seul pouvoir magique à nous préserver du pire. Alors, au matin du lundi 7 mai 2012, l'essentiel ne sera pas dans les résultats, mais dans la capacité où nous serons tous de pouvoir nous opposer aussitôt, individuellement et collectivement, à ceux qui continueront à menacer ce que, là ou nous sommes, nous tenons pour l'essentiel.

© Photographie: Maurice Darmon, Cinecittà, tiré de Rome 2011.

dimanche 27 novembre 2011

La nébuleuse "Ralentir travaux"



Ceux qui nous suivent le savent déjà, Ralentir travaux est le centre d'un ensemble de quinze dossiers à vocation différente: Liber@ Te pour les questions de politique et de libertés, Italiana, Manhattania, Judaica pour nos principales attaches culturelles, et un groupe de dossiers sur le cinéma, Les Trains de Lumière, complété de plusieurs dossiers spécialement consacrés à Paul Carpita, Bruno Dumont, Jean-Luc Godard, Raphaël Nadjari, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, et Frederick Wiseman. Au-delà de mes dettes personnelles, un dossier particulier est aussi consacré à la mémoire de Maximilien Vox et, Les Goûts réunis, à la cuisine de Tunisie et d'Italie. Penser par Images et par sons donne accès à des photographies, de la peinture, des films et des sons. Enfin, Édits et Inédits donne accès à divers textes dont chacun jugera de l'intérêt.

Nous y ajoutons aujourd'hui une page Facebook, spécialisée dans le cinéma et surtout dans les délices visuelles et sonores plus brèves, et plus éphémères qui ne seront pas publiées dans notre site, bien trop sérieux pour ces batifolages, dommage! Elle mentionnera toutes les nouveautés du site pendant un trimestre, mais ne conservera que les notes autour du cinéma. L'économie particulière de la page Facebook permet le recours aisé à des nouvelles brèves, des images, des vidéos et à leur partage, que nous ne pouvons envisager de mettre sur le site lui-même, malgré leur intérêt. Par ailleurs, tous les commentaires y seront ouverts sur tous les articles du site. Nous invitons nos lecteurs à nous rejoindre aussi sur notre page Facebook.

© Francesco Angelini: La Luna, in Penser par images et par sons.

lundi 14 novembre 2011

Quinze jours de l'automne européen




Ainsi, ce que n'ont pu vraiment obtenir les manifestations et les rassemblements pourtant importants durant des mois et des mois en Grèce, en Italie et dans toute l'Europe, s'est accompli en moins de quinze jours. Examinons un instant les nouveaux venus, dans leur ordre d'entrée en scène:

• 1er novembre 2011: Mario Draghi succède à Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque Centrale Européenne (BCE), chargée de l'émission de l'euro et du contrôle de la politique monétaire européenne. Responsable des privatisations en Italie de 1993 à 2001, Mario Draghi a été vice-président de la branche européenne de la banque d'affaires américaine Goldman Sachs entre 2002 et 2005, avant d'être nommé gouverneur de la Banque d'Italie jusqu'à sa prise de fonction à la tête de la BCE.

• 10 novembre 2011: en Grèce, Loukas Papadimos est nommé Premier Ministre, au lendemain de la démission de Geórgios Papandréou. Pour la première fois depuis la chute des colonels, l'extrême-droite grecque participera au gouvernement d'union nationale. Après avoir été à partir de 1980 conseiller économique de la Federal Reserve Bank de Boston, il devient en 1984 économiste en chef de la Banque de Grèce, avant d'en être nommé le 1er décembre 1993 gouverneur adjoint puis gouverneur jusqu'en 2002, où il prépare le passage de la Grèce à l'euro, grâce aux comptes falsifiés par les experts de Goldman Sachs. Ce n'est qu'en février 2010 que les révélations du New York Times permirent de mesurer la responsabilité directe du groupe financier américain dans l'aggravation de la crise de la dette publique grecque, par diverses manipulations qui ont rapporté à cette banque trois cent millions de dollars. De 2002 à 2010, Loukas Papadimos a été vice-président de la BCE.

• 13 novembre: en Italie, le sénateur à vie Mario Monti est chargé de former le nouveau gouvernement, après la démission de Silvio Berlusconi. Auparavant, ce grand universitaire était depuis 2005 International Advisor pour Goldman Sachs. Il est également membre du comité de direction de la conférence Bilderberg, un club informel réunissant chaque année ses cent trente membres environ — diplomates, hommes d'affaires, politiciens et journalistes — pour produire des réflexions et des bilans dont nul ne sait à peu près rien. Ajoutons à sa décharge que s'il se retrouve aujourd'hui à la tête d'une équipe de technocrates pour gouverner le pays, c'est uniquement parce que les irresponsables des différents partis, de droite comme de gauche, ont refusé toute implication plus démocratique dans les mesures forcément impopulaires que Mario Monti devra prendre, pensant qu'ils peuvent attendre en toute quiétude les prochaines élections qui se tiendront — au plus tard — au printemps 2013.

Quant à la banque d'investissement, de capitalisation et d'échanges, de gestion d'actifs et d'assurance The Goldman Sachs Group Inc. dite The Firm: en avril 2010, la Securities and Exchange Commission a poursuivi Goldman Sachs pour fraude durant la crise des subprimes. En mai 2010, le Département de la Justice a ouvert une enquête pénale sur Goldman Sachs au sujet de «vente de titres adossés à des crédits hypothécaires à risque», à la suite de quoi, le 2 septembre 2011, le gouvernement fédéral a entamé de nouvelles poursuites judiciaires contre Goldman Sachs pour son rôle dans la crise des subprimes, à l'origine de la crise économique qui a largement contribué à mettre à bas les économies européennes.

© Photographie: Manhattania. Maurice Darmon, Reflets dans un œil d'or. Voir aussi nos Images.

samedi 12 novembre 2011

La question iranienne


Nous rééditons ce texte du 21 février 2008:
Mais de qui parle-t-on ici si tard? pour son actualité retrouvée. Nous le faisons suivre d'une chronique de Caroline Fourest, Ne bombardez pas l'Iran, publiée dans Le Monde de ce samedi 12 novembre 2011.

1. Mais de qui parle-t-on ici si tard? — Pur jeu de l'esprit, supposons un instant ce drame avéré: l'Iran a la maîtrise de l'arme nucléaire. Peut-on imaginer que, à horizon prévisible, les USA tentent de le désarmer par une intervention militaire, qu'il ne pourra même plus présenter comme "chirurgicale"? Après l'Irak, la façon dont se sont nouées alors les alliances, le désastre politique après la victoire militaire, la réponse est rigoureusement non. Quel pays sera alors si directement menacé, le but explicite de la bombe étant de le rayer de la carte du monde, que, n'ayant plus rien à perdre, il n'aura d'autre solution, au minimum, que lancer des raids destructeurs sur les installations iraniennes? Qui aura la force et les arguments pour lui imposer la "politique de retenue"? Quel État osera alors lui apporter clairement son soutien politique, afin de tenter de modifier les rapports militaires et politiques en présence? L'un de ces États d'Europe, qui auront si lourdement tergiversé, remis à plus tard de véritables sanctions internationales, seules peut-être encore susceptibles d'aider ceux qui, en Iran même et dans le monde arabe, ne sont pas encore convaincus que l'avenir de leurs pays passe par cette volonté d'élimination, si clairement exprimée par certains de leurs dirigeants? Certains de ses ennemis actuels pourraient bien comprendre l'urgence d'un tel renversement d'alliances avant ceux qui se disent ses alliés naturels et historiques. L'Organisation des Moudjahidins du Peuple Iranien, mouvement d'opposition en exil au régime de Téhéran, classée sur la liste des organisations terroristes de l'Union Européenne, révèle ce 20 février (Le Monde, 21 février 2008) que la république Islamique œuvre à la mise au point d'un missile à tête nucléaire, et donne des précisions sur les sites et les responsables concernés. L'AIEA visite et contrôle ailleurs, le Renseignement américain jure que la fabrication des ogives a cessé en 2003. L'OMPI avait d'ailleurs déjà signalé en 2002, lors d'une conférence de presse à Washington, l'emplacement de deux sites nucléaires secrets. Pur jeu de l'esprit, vous dis-je.

© Photographie: Maurice Darmon, Femme de paix à Sderot, tirée de notre diaporama: Gens de là-bas.


2. Ne bombardez pas l'Iran. — La théocratie iranienne est un ennemi peu enviable. Le fou messianique qui lui sert de président, Mahmoud Ahmadinejad, représente un danger certain. Ses menaces, son envie répétée de rayer Israël de la carte, ne doivent pas être écoutées d'une oreille distraite. La perspective de voir cet Iran-là se doter de la bombe nucléaire — confirmée par le rapport de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) — est tout simplement glaçante. Pourtant, rien ne serait pire que de voir le gouvernement israélien perdre ses nerfs et bombarder l'Iran.

Il existe mille arguments avancés par le gouvernement israélien pour minimiser l'impact d'une telle opération. Il suffirait de frapper un élément de la chaîne, au bon endroit, pour retarder le programme nucléaire de vingt ou trente ans. Une frappe chirurgicale, comme ce fut le cas en Irak il y a quelques années. Ce ne serait pas si compliqué, pas si grave. L'Arabie saoudite, que l'on sait très inquiète de son rival chiite, ne devrait voir aucun inconvénient à ouvrir son espace aérien. Bref, tout serait au mieux dans le meilleur des mondes. Sauf que ce monde n'existe pas.

On peut faire confiance au régime iranien pour avoir enterré ses installations sous des sites entourés de civils. Les frappes entraîneraient des morts. Ces frappes, ces morts, soulèveraient logiquement l'indignation... dans un monde en ébullition. Le leadership américain est en berne, l'Europe aux prises avec ses dettes, les mouvements islamistes commencent à récolter les fruits du printemps, la Chine et la Russie pèsent comme jamais. Dans ce contexte, une frappe israélienne sur le sol iranien laisse entrevoir des répercussions dignes d'une catastrophe nucléaire, à l'échelle politique.

Le premier effet sera d'obliger le peuple iranien à souder les rangs autour d'un régime qu'il déteste. De stopper le pourrissement intérieur qui ronge la «mollahcratie». Mahmoud Ahmadinejad est plus fragile que jamais. Le Guide suprême, qui le tient en laisse, hésite à le congédier. Une bombe israélienne peut lui sauver la mise. Comme elle risque d'offrir un peu d'oxygène à Bachar Al-Assad et à ses massacres, de plus en plus contestés, même au sein de la Ligue arabe. Elle donnera certainement un coup de fouet spectaculaire aux Frères musulmans en Égypte, déjà très en forme. Un coup de pouce à l'islamisme en général. Sans parler du risque de flambée antisémite, qui se ravive chaque fois qu'Israël se met en tort. Ce qui arrive, décidément, trop souvent. Le gouvernement israélien deviendrait indéfendable.

C'est peut-être la seule chose positive qui pourrait sortir de ce chaos (1). Après un tel coup de force, Israël devra bien stopper l'escalade. Geler ses colonies, remettre le processus de paix en marche ou reconnaître l’État de Palestine à l'ONU. Ce qui ressemble à une utopie n'est rien d'autre que la seule solution dictée par la raison. Amorcer, au plus vite, la désescalade au Proche-Orient. Ne laisser aucune chance à l'Iran d'être soutenu. Pour que la communauté internationale puisse prendre les mesures qui s'imposent: couper toute relation avec Téhéran. Dans l'espoir que ce régime tombe, avant qu'il n'ait vraiment la bombe.Caroline Fourest, chronique dans Le Monde du samedi 12 novembre 2011.

1. Si je trouve ce texte tout à fait important, je ne partage pas cette inconcevable absurdité. Israël serait-il alors contraint de stopper l'escalade que ce serait dans une telle défaite politique et peut-être même militaire, qu'il serait dans la pire des positions de faiblesse pour aborder l'étape supposée de processus de paix. Rien de positif là-dedans.

© Photographie: Knight Ridder, de Peter Andrew Bosch, Téhéran. Young women sit at a outdoor cafe in the mountains north of Tehran. The youth has become more daring, many girls wear make-up, and expose more and more hennaed hair with the chadors back on their heads. The girls risk jail, fines and official beatings. — Jeunes femmes assises à la terrasse d'un café dans les montagnes au nord de Téhéran. La jeunesse est devenue plus audacieuse, de nombreuses filles se maquillent et montrent toujours davantage leurs cheveux passés au henné, en portant leurs tchador en arrière. Les filles risquent la prison, des amendes et des peines de flagellation.
Elles se maquilleront encore quand les fouets auront disparu.

vendredi 11 novembre 2011

Lettre 19: automne 2011




Notre raison d'être: Liber@ Te:
Des pays plus libres: 1. Vers l'hiver égyptien. — 2. Pour une troisième Constitution tunisienne, un texte du professeur Ali Mezghani: Fonder un État de droit et refuser la théocratie, édité dans Le Monde.fr du 21 octobre 2011. —
De l'écologie politique: 1. Le déficit terrien.
Libertés pour le présent: 1. Du personnel d'État à haut risque. Un ministre de l’Éducation Nationale et les siens, aiguilleurs de l'enfer. Signalement d'une meute à hauts risques.

Notre delta fertile:
Judaïca: 1. Samy Cohen: Incertain printemps social israélien. La justice concerne aussi les Palestiniens. Le Monde, 27 août 2011. — 2. I had a dream, réédition partielle d'un billet paru le 3 octobre 2009 dans Manhattania. — 3. Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot: À l'ombre du mur (Actes-Sud), un compte-rendu de lecture de Gilles Paris sur Le Monde du 8 novembre 2011.

Notre cinéma:
Les Trains de Lumière: Ingmar Bergman: Au seuil de la vie.
Pour Jean-Marie Straub et Danièle Huillet: 1. Suite de l'édition intégrale aux éditions Montparnasse: tome 6. Notes sur huit films.
Pour Bruno Dumont: 1. Hors Satan (2011), son dernier film.

Des images:
• Nos images: 1. World Trade center, dix ans après. — 2. Table complète des diaporamas.
Penser par images et par sons: Rome, printemps 2011, 51 photographies. — Éveline Lavenu complète régulièrement ses albums de croquis, acryliques et gouaches.

Autres dossiers
(rappel)


Notre delta fertile:
Manhattania: Ian Ference: Les ruines de New York, archéologie d'une métropole.
ItalianaPour Maximilien VoxLes Goûts Réunis: recettes de cuisine.

Notre cinéma (autres dossiers):
Pour Jean-Luc Godard. — Pour Paul Carpita; — Pour Raphaël Nadjari.
• Ouvrage en préparation: Pour Frederick Wiseman. Nos notes détaillées sur ses films ne sont plus accessibles en ligne. Nous préparons un ouvrage sur l'œuvre du cinéaste, à paraître, nous l'espérons, en 2012. Demeurent les nouvelles informatives, la documentation, des articles invités et divers entretiens avec le cinéaste.

Nos fictions: Édits & Inédits: plusieurs textes souvent assez longs, publiés ou non, qu'il convient d'imprimer selon les envies, dont on retrouvera la liste en accueil.

© Photographie: Maurice Darmon: Le Capitole, tiré de Rome, printemps 2011.

En librairie



La question juive de Jean-Luc Godard
Pour John Cassavetes
Si vous préférez les commander aux Éditions Le temps qu'il fait,
cliquer ici.

mardi 8 novembre 2011

À l'ombre du mur (Actes-Sud, 2011)



À l'ombre du mur, un ouvrage collectif réalisé sous la direction de Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot, vient de paraître aux éditions Actes-Sud. En attendant d'y revenir par notre propre lecture, Gilles Paris publie dans Le Monde du 8 novembre 2011, ce compte-rendu déjà fort précis.

Un mur trompeur. — Quelle fonction pour un mur? En bonne logique, un mur barre le passage, sépare, divise, protège au besoin. À Berlin naguère, comme le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis aujourd'hui. En bonne logique, il devrait en aller de même avec le «mur» israélien érigé en Cisjordanie qui, sur la très grande majorité de son tracé, est constitué d'une clôture sophistiquée doublée d'une tranchée et bardée d'électronique. Décidé en 2002 par un gouvernement dirigé par la droite à partir d'une idée née à gauche, ce «mur» a pour raison d'être officielle la protection des citoyens israéliens contre les attentats perpétrés par des Palestiniens infiltrés.

Sauf que ce dispositif de contrôle, le plus imposant et le plus coûteux jamais réalisé depuis la conquête militaire de 1967, trompe son monde, s'il faut en croire un ouvrage collectif dont le titre, À l'ombre du mur, rappelle une autre fonctionnalité d'une telle construction: celle de masquer. En l'occurrence, il s'agit moins de dissimuler aux regards israéliens ces Palestiniens qu'ils ne veulent plus voir que la singularité de la politique adoptée par leurs gouvernements successifs.

Une politique honteuse en ce qu'elle s'inscrit à rebours du discours officiel de quête d'une résolution du conflit sur la base de deux États, Israël et la Palestine, et qui passe, croit-on, par la séparation physique que matérialiserait d'ailleurs le «mur», conformément à l'adage qui veut que les bonnes frontières font les bons voisins.

Fruits du travail de chercheurs israéliens, palestiniens et internationaux, les contributions souvent iconoclastes rassemblées par Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot, tantôt micro-sociales, tantôt macro-sociales, montrent que plutôt que de mettre fin, radicalement et unilatéralement, à l'occupation, quitte à annexer quelques pourcentages de terre palestinienne à Israël, le «mur» réaménage et banalise le contrôle israélien sur les territoires occupés. Tout bonnement parce que des dizaines de milliers d'Israéliens continuent sous la protection de l'armée de vivre de l'autre côté de la muraille, y compris dans des colonies isolées qui ne seront jamais rattachées à Israël dans l'hypothèse de plus en plus hypothétique d'un règlement de paix.

À l'ombre du mur a pour principal mérite de substituer les études de cas aux différents types de plaidoyers que le conflit israélo-arabe inspire généralement, au risque de lasser. Cette approche qui s'attarde judicieusement sur le tourisme politique et l'enjeu que constitue le pèlerinage à Bethléem permet de renouveler un regard trop souvent obscurci par les éléments de langage déployés de part et d'autre.

Le «mur» n'est pas le seul subterfuge qui permet d'escamoter l'occupation, la privatisation des check-points qui corsètent la Cisjordanie et la sous-traitance à la communauté des donateurs internationaux du fardeau budgétaire qu'est l'Autorité palestinienne en sont d'autres. La gestion des prisonniers palestiniens, prisonniers dits «de sécurité» désormais intégrés au système carcéral civil israélien, ou bien la permanence des trafics en direction du «marché captif» palestinien, montrent qu'à mille lieues de la séparation, c'est plutôt une imbrication renforcée qui se met en place et dans laquelle se dissout l'idée même de frontière. — Gilles Paris, Le Monde du 8 novembre 2011.

Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot sont chercheurs à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (CNRS) à Aix-en-Provence, où Cédric Parizot est également coordinateur du pôle EuroMed de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l'Homme.

© Maurice Darmon: Jérusalem, le mur, une colonie, tirée de l'album collectif Les gens de là-bas réalisé au cours d'un voyage d'études avec Shalom Arshav / La Paix maintenant, en Israël et en Palestine en novembre 2009, que nous avons relaté dans Israël / Palestine, l'entrée de l'hiver.

vendredi 21 octobre 2011

Pour une troisième Constitution tunisienne



En cette veille de scrutin électoral en Tunisie, quelques idées directrices nous sont rappelées par le professeur de droit Ali Mezghani, dans un texte en publication partielle dans
Le Monde du 21 octobre 2011, et reproduit intégralement sur Lemonde.fr. Nous avons ici ou là rétabli quelques erreurs évidentes et ajouté quelques liens, toutes interventions nécessaires à une meilleure intelligence du texte.

Fonder un État de droit et refuser la théocratie. — Les Tunisiens éliront leurs représentants à l'Assemblée Constituante, la deuxième dans l'histoire du pays, le 23 octobre. Parmi d'autres prérogatives, ils auront en charge d'élaborer la troisième Constitution du pays. La Tunisie est, il n'est pas inutile de le rappeler, le premier pays arabe à s'être doté d'une Constitution. La première est octroyée le 26 avril 1861 par le Bey en application du Pacte Fondamental de 1857, mais elle sera, sous la pression des conservateurs, définitivement «suspendue» trois ans plus tard. La seconde, est élaborée aux lendemains de l'indépendance en 1957. Entrée en vigueur en 1959, son application a pris fin en février dernier. La personnalité de Bourguiba, le poids de son parti, le Néo-Destour, ont été décisifs dans son adoption. Ben Ali s'appliquera à la dénaturer.

Rien de tel aujourd'hui: aucun parti n'a initié la révolution de janvier, aucun leader ne l'a dirigée. Une révolution sans guide et sans maître, une révolution sans idéologie, une révolution pour la liberté, le travail et la dignité, pour la démocratie et la souveraineté populaire. Si le contexte n'est pas le même, dans le fond, les mêmes questions se posent: quel régime politique retenir, quel équilibre instaurer entre les pouvoirs, quelles libertés instituer et garantir, quelle place conférer à la religion? Aucune de ces questions n'est secondaire. D'évidence elles seront tranchées dans la Constitution. Le vrai problème est cependant de savoir comment et dans quel sens elles le seront.

Si la Constitution n'est pas là pour instituer le corps politique, elle pourrait avoir n'importe quel contenu. Expression d'une idéologie particulière elle ouvrirait la voie — que le régime politique soit parlementaire ou présidentiel — au totalitarisme et notamment à la théocratie. Fruit d'un compromis et d'un marchandage politiciens, elle ne pourrait être que précaire, remise en cause comme pour tous les compromis dès que les rapports de force se modifient. Le suffrage du peuple ne peut à lui tout seul la légitimer puisqu'il n'est pas un blanc-seing donné aux élus.

Il est des principes qui commandent à une Constitution. Il n'y a point de Constitution sans séparation des pouvoirs, il n'y a point de Constitution non plus si les libertés ne sont pas reconnues et garanties et si l'égalité juridique des citoyens n'est pas établie. Une Constitution ne peut avoir n'importe quel contenu s'il s'agit d'instituer l’État de droit et la démocratie.

C'est par la souveraineté populaire que les citoyens intègrent le champ politique et forment la nation autonome et souveraine. C'est à cette condition que peut se concevoir et se réaliser l’État de droit. C'est dans l’État, que se reconnaît, dans sa diversité, le peuple et que se préserve la continuité de la nation. C'est dans l’État que la société retrouve sa dimension politique dont Ben Ali l'a complètement dépouillé. C'est pourquoi l’État et la Constitution ne peuvent être tributaires, dans leur principe, des contingences de l'actualité.

Inséparable de la démocratie, l’État de droit implique une certaine idée des libertés et un engagement pour leur protection. Protection contre sa propre action en se soumettant au droit, protection contre ceux, que les libertés, au nom de vérités absolues, indisposent et ce en agissant au moyen du droit pour les faire respecter. Car la démocratie prend racine dans le droit. La démocratie n'est pas seulement une modalité de sélection des gouvernants. Elle est un mode de vie en société. Elle ne définit pas uniquement un régime politique mais aussi un état social.

La démocratie ne peut s'instituer si la liberté et l'égalité sont seulement reconnues dans l'espace politique. ll faut donc que la société, pour être citoyenne, soit ordonnée autour d'un droit autonome et libéré. La liberté de pensée, de conscience, de conviction n'est rien si les droits civils et politiques ne sont pas égaux s'il n'est pas mis fin à la discrimination entre les sexes et pour cause d'appartenance confessionnelle. Napoléon disait qu'une bonne Constitution doit être brève et obscure. Mais il n'avait pas besoin de dire à qui elle l'était, tant la réponse était évidente. On pourrait penser plutôt, qu'une bonne Constitution devrait être synthétique et précise. Il ne serait donc pas inutile que le concept de religion soit précisé en l'expurgeant de sa dimension légale. Même lorsque l'État se voit attribuer une religion officielle il essentiel que son droit en soit indépendant. C'est le sens de sa souveraineté législatrice, c'est le sens de la souveraineté populaire.

La question de la foi doit rester individuelle. Aucun groupe n'est en droit de se prévaloir de sa conception religieuse pour lui donner une expression juridique dans le champ social. Celui-ci appartient également à tous sans distinction. Nulle démocratie n'est concevable si les conceptions particulières de la vie s'imposent aux autres. Or, c'est le mode de vie des Tunisiens qui est aujourd'hui menacé. L'un des enjeux de la révolution tunisienne, l'un des défis que doit relever l'Assemblée Constituante est de savoir si le droit moderne tunisien sera préservé et renforcé ou si au contraire la polygamie sera restaurée, l'adoption et l'avortement à nouveau interdits et… pourquoi pas l'amputation de la main du voleur et la lapidation de la femme adultère rétablies.

La révolution serait échec si, au nom du passé les acquis de la femme, dont le rôle dans la résistance et la chute de Ben Ali était capital, sont remis en cause. Si les discriminations sont rétablies et maintenues. Si le religieux n'est pas dissocié du politique, si la conception religieuse de la société fausse la fonction égalisatrice du droit. C'est un droit moderne et sécularisé, appartenant à tous, qui doit commander aux interactions sociales. Cela, aussi, est relatif à la démocratie.

C'est un droit neutre au regard des convictions religieuses, séparant l'espace privé de l'espace public, qui en est garant. C'est dans l'esprit moderniste que la Tunisie a connu depuis le XIXe siècle, réactivé au cours des années trente par Tahar Haddad notamment, et repris, malgré ses déviances autoritaires, par Bourguiba, qu'elle se reconnaît. C'est dans le Collège Sadiki, dans l'école de l'État moderne, dans le code du statut personnel qu'elle se ressource. C'est de la nation tunisienne, qui s'est clairement donnée à voir, qu'elle se revendique. Pour ne pas décevoir ses attentes, la refonte du système éducatif et la restauration de la crédibilité de la justice s'imposeront parmi les premières urgences du pays.

Une bonne Constitution n'est pas celle qui est bien rédigée, elle est celle qui institue dans la durée, dans la paix, le vivre-ensemble, elle est celle que la vigilance d'un peuple éclairé fait respecter. — Professeur de droit au Département des Études nationales et Européennes (Université de Paris I Panthéon-Sorbonne), Ali Mezghani vient de publier L'État inachevé. La question du droit dans les pays arabes, Gallimard, Bibliothèque Sciences Humaines, 2011.

© Photographie: Le Collège Sadiki, AKG images, non datée, vers 1900, collection privée, Berlin.

jeudi 13 octobre 2011

Du personnel d'État à haut risque




En ces temps de soigneuse préparation aux élections présidentielles, et s'agissant de son projet d'évaluation des enfants de cinq ans dans le cadre de l'école maternelle, personne ne peut imaginer que le Ministre de l'Éducation Nationale caracole comme un cheval fou sans l'aval de ses principaux pairs et supérieurs. Il faut donc très sérieusement écouter comment, au nom de tous les siens, parle aujourd'hui un ministre en exercice. Il crée de toutes pièces trois catégories: rien à signaler, à risques et à hauts risques.

De toutes pièces en effet: quoi qu'on pense des techniques psychométriques, nul n'a jamais imaginé pareille typologie. Chaque mot contredit toute attitude scientifique, toute précaution simplement rationnelle.

• «Rien»? Outre que le mot même donne le vertige rappelant, dans le meilleur des cas, le «néant» suivant nos «Signes particuliers» sur nos passeports de basse et haute police, que serait ce «tout» ou simplement ce «quelque chose» dont il évoquerait l'existence? Qu'y aurait-il précisément à signaler?
• «Signaler»? Sans nous attarder sur les connotations militaires d'une telle expression (RAS), quoi serait le signal de quoi? Pour quel veilleur? Et surtout à qui signaler ce rien? Comme si le verbe signaler pouvait exister de façon intransitive, sans destinataire au moins supposé?
• «Risques»? Quelle est exactement la nature du risque? Qui risque quelque chose au juste? L'enfant lui-même? Son entourage immédiat? L'institution scolaire? La société tout entière pourquoi pas? Qui protéger donc?
• Surtout quand le risque devient «haut»? Qu'est-ce qu'un risque bas? Comme s'il existait un thermomètre à risque? Comme s'il existait simplement un haut et un bas en dehors du métreur lui-même? Surtout quand les hauts risques ne peuvent qu'entraîner, avec les élèves, leurs entourages, notre école, notre société supposés tous sans risques, vers les bas fonds? Comme s'il n'y avait pas d'entourage à risque, d'école à risque, de société à risque? D'autres idéologues ne nous chantent-ils pas les vertus des sociétés qui nous amèneraient à prendre des hauts risques?

Mesurer, évaluer, classer. Un siècle de psychométrie nous instruit des vertus et des limites de telles entreprises, menées à grande échelle dans diverses institutions sur des populations diversifiées, adolescentes et adultes. Sans exposer ici cette question sur laquelle on se documentera aisément, rappelons que le test le plus connu dit du Quotient Intellectuel, fut mis au point en France sur la demande de l'État par Alfred Binet et Théodore Simon en 1905, sous le nom d'Échelle métrique de l'intelligence. Interrogé sur la nature de l'intelligence, Alfred Binet répondit par une apparente boutade, mais à mieux y réfléchir, d'une grande profondeur et modestie: «L'intelligence? C'est ce que mesure mon test», signifiant — et signalant — par là qu'il ne fallait pas confondre concept — de construction supposée scientifique et toujours sous bénéfice d'inventaire et de révision — avec une notion idéologique spontanée et forcément confuse, d'usage si courant et d'évidence si aveuglante soit-elle. Et, un peu plus tard, voyant à quels excès politiques menait déjà l'application institutionnelle de son échelle dans des processus destructeurs d'orientation scolaire par exemple, dont il aurait dû se douter étant donné l'origine de la commande, il répéta à qui ne voulait pas l'entendre qu'il ne fallait pas confondre son test avec une bascule de gare.

Il y a plus d'un siècle, dans l'ambiance de l'école laïque naissante et d'illusions positivistes ou naïvement scientistes, c'était le temps des aiguilleurs, à la bonne conscience de qui il aura été sans doute trop pardonné. Mais aujourd'hui, nous en savons assez pour signaler à l'attention de tous que, sous couvert de Ministre et d'Éducation Nationale, une meute de cyniques criminels nous expose, nous, nos enfants, nos entourages, nos institutions, notre société, aux risques les plus hauts.

© Photographie: Maurice Darmon, Manhattan, octobre 2009.

dimanche 2 octobre 2011

Ingmar Bergman: Au seuil de la vie (1958)




Dans Images (Gallimard, 1992), page 297 en manière de post scriptum, Ingmar Bergman s'étonne de n'avoir plus jamais pensé à Au seuil de la vie, tourné en 1957, plus parlé de lui ni revu depuis. Ce dix-neuvième film du réalisateur suit immédiatement deux œuvres réputées majeures, Le Septième Sceau (1956) et Les Fraises sauvages, tourné durant le même été 1957. Ne faut-il pas rechercher là l'origine du malentendu frappant ce grand film méconnu? Le réalisateur suédois venait de s'imposer comme l'inventeur d'un nouveau cinéma formel et complexe qui allait nourrir les œuvres d'Antonioni ou de Resnais par exemple, et cette apparente régression à la simple linéarité narrative aura déçu les attentes. Nous savons aujourd'hui au contraire qu'après un formalisme si parfait qu'il devint une impasse, Au seuil de la vie est en réalité le premier d'une maturité conquise, comptant sur les ressources intérieures plutôt que sur les démonstrations esthétiques, si séduisantes soient-elles: Le Visage (1958) et La Source (1959) le suivront immédiatement, et bientôt Le Silence (1962).

En 1991, se rendant compte de cet étrange oubli, Bergman raconte donc:

J'ai fini par me décider à revoir ce film, mais avec répugnance [...] Pourquoi ces soupçons? Oh bien sûr! Je peux reconnaître des faiblesses et des insuffisances plus distinctement aujourd'hui qu'il y a trente ans, mais combien de films des années cinquante tiennent-ils aujourd'hui le coup?

J'avais seize ans en 1959. Comme tous les recoins obscurs à l'époque, Le Paris, salle d'art et d'essai à Marseille, était aussi le lieu des premiers émois amoureux: la relative clandestinité des premières rencontres n'est sans doute pas étrangère à la cinéphilie de notre génération. Comment dire l'immense choc que produisirent alors sur nous ces trois femmes réunies dans une chambre du grand hôpital Karolinska à Stockholm, reconstituée en studio: Cecilia (Ingrid Thulin) anéantie par une fausse couche provoquée selon elle par l'absence d'amour dans son couple; Hjördis (Bibi Andersson) refusant l'enfant qu'elle porte et réchappant à un avortement pratiqué à mains nues par son homme — encore mineures, nos amies du collège voisin commençaient alors à être hantées par ce fléau, échangeaient des recettes et des adresses de faiseuses d'anges; Stina (Eva Dahlbeck) heureuse d'avoir un enfant et la tragédie s'abattra sur elle si fort que les deux autres retrouveront goût à la vie et espoir en l'avenir; et syster Britta la bonne infirmière? Un film tellement nôtre qu'il nous envoûta au point d'en oublier les raisons pour lesquelles, fille et garçon, nous allions aussi au cinéma.

Et comme Bergman aujourd'hui, mais pour des raisons inverses, j'avais une timidité à revoir ce film, méconnu, oublié des rétrospectives, édité enfin en DVD pour la première fois par les éditions Montparnasse. Et comme lui toujours, mais plus d'un demi-siècle après, il m'est revenu, plus beau encore, émouvant, magnifique. Continuons la lecture des injustices coquettes et faussement modestes du maître de Stockholm en critique de films:

Tout est honnête, chaleureux et sage, en gros fort bien joué, trop de maquillage, une perruque lamentable sur la tête d'Eva Dahlbeck, une photo par moments misérable et quelques accents un peu trop littéraires... Quand le film s'est arrêté, je suis resté un peu surpris, un peu fâché: et tout à coup j'ai aimé ce vieux film. C'était un gentil film, bien brave, un peu naïf et il fonctionnait certainement très bien à l'époque où il a fait le tour des salles.
Manifestement, doutant toujours de lui-même dès qu'il ne tourne pas, le solitaire de Farö cherche ici le compliment. «Fort bien joué» est au moins un euphémisme: les quatre actrices y furent si admirables qu'elles obtinrent ensemble le prix collectif d'interprétation féminine au Festival de Cannes 1958 qui décerna à Bergman le prix de la mise en scène; «trop de maquillage», tous les témoignages concordent sur le fait que le metteur en scène en proscrivit formellement tout usage; la «perruque lamentable», on en jugera simplement par notre photogramme; et, en guise de «photographie misérable», visages nus et crus et masques de joie, d'enfance ou de désespoirs servis par une lumière travaillée dans le détail, de savants cadrages où s'impose constamment le hors champ. Bref, corrigeons: un film non point «gentil» — ce mot, Cecilia le renvoie à la face de son mari avant de le chasser de la chambre des espoirs et des douleurs —, mais la force de la bonté et de la solidarité dans la tragédie la plus profonde: «Vous avez fait tout ce qu'il fallait, l'enfant se présentait bien. Mais la Vie n'a pas voulu, aussi cruel que ça puisse être. C'est tout ce que je peux dire»; non point «brave» mais vaillant et courageux; non point «naïf» mais lucide au contraire sur la grande souffrance des femmes dans la seule société à donner statut social aux mères célibataires — une doctoresse rapporte dans le détail les avancées historiques de la Suède en la matière — et sur les terribles mutilations des hommes qui font d'eux des salauds, des menteurs ou des naïfs justement.

L'injustice la plus dure frappe au cœur de la vie la vie la plus joyeuse, en remet mystérieusement d'autres en chemin:

Il faut que je vous dise ce que je vois clairement maintenant. Ça n'a jamais été aussi clair [...] Toute cette bienveillance qui m'attend, quand je serai sortie de l'hôpital. Ici, on ne se comporte pas de la même façon [...] Il n'y a pas que les vagins qui s'ouvrent ici, les êtres humains aussi. Je n'oublierai jamais ce moment. Vous comprenez, jamais je n'ai été si proche de la vie, mais la vie m'a glissé entre les doigts. Elle s'en est allée sans laisser de traces.

De tels «accents un peu trop littéraires», on en désirera tant d'autres.

En bonus, Nguyen Trong Binh, auteur d'un ouvrage précieux et bien illustré, Ingmar Bergman, le magicien du Nord (Découvertes, Gallimard, 1993), ouvre douze portes sur le film avec douze mots-clé si pertinents que je vous laisse les découvrir.
Un DVD indispensable, aux éditions Montparnasse, sortie le 4 octobre 2011.


© Photogramme: Ingmar Bergman, Au seuil de la vie, Eva Dahlbeck (Stina Andersson) et Barbro Hiort af Ornäs (Brita, l'infirmière).

jeudi 22 septembre 2011

Le déficit terrien

Résultat entre autres de ce que nous avons décrit dans notre billet Vers l'implosion Ponzi du 2 juillet 2010, la dette publique est donc intervenue dans nos vies pour ne plus en sortir. Un semblable phénomène d'endettement, tout aussi galopant, est en train de se construire sous nos yeux. Nous ne le voyons pas, celui-là, mais nous le connaissons intuitivement tout aussi bien.

Ce samedi 27 septembre, nous aurons consommé en moins de dix mois ce que la Terre met un an à produire. Ainsi, nous brûlerons plus d'arbres qu'il en poussera, nous pêcherons plus de poissons qu'il ne s'en sera reproduit, stérilisé plus de terres qu'il s'en sera fertilisé, pollué plus d'eau etc. C'est ce que le groupe des observateurs et donneurs d'alertes Global Footprint Network (lien général du site où on trouvera toutes précisions méthodologiques et observations détaillées en anglais basique) appellent le Earth Overshoot Day, le «Jour du Dépassement». En 2000, il se situait début novembre et recule de trois jours environ chaque année. En résumé, il s'agit de faire connaître sous une forme parlante et imagée le rapport entre la capacité de production en ressources et de régénération de la Terre (biocapacité) et la consommation humaine et ses rejets, (empreinte écologique par tête calculée en hectares globaux) en le rapportant à 365 jours.

À partir de dimanche prochain donc, le budget écologique alloué aux terriens sera dépassé, et l'humanité entière vivra proprement à crédit, réduisant inexorablement les réserves de la Terre en tous domaines. Une lecture attentive des documents serait plus alarmante encore. Le «Jour du Dépassement» pourrait même en avance d'un mois supplémentaire s'il s'avérait que la Terre se régénère moins rapidement que nous ne l'avons cru jusqu'ici.

Le diagramme ci-dessus compare l'empreinte écologique en vert et la biocapacité de la France depuis 1961 en rouge. La biocapacité varie chaque année en fonction des pratiques agricoles, des techniques fertilisation et d'irrigations, de la dégradation de l'écosystème et des variables météorologiques, à ne pas confondre avec le changement climatique. On peut toujours polémiquer évidemment sur tel ou tel aspect de la démarche, lui trouver un caractère volontairement frappant ou provocateur, et corriger ici ou là d'un jour, d'une semaine ou d'un mois. Ces calculs, et cette alerte, ont le mérite d'exister depuis longtemps et permettent d'établir de façon indubitable des tendances.

vendredi 16 septembre 2011

I had a dream




Le 3 octobre 2009, après le discours du Caire du 4 juin 2009 du président Barack Obama et la lecture du livre d'Élie Barnavi Aujourd'hui ou peut-être jamais, pour une paix américaine au Proche-Orient, m'avaient inspiré ce rêve, comme une prémonition:

«J'écoute la radio:

Nous interrompons nos programmes pour une nouvelle qui pourrait être de première importance. Ce matin, huit heures, heure locale, le président Mahmoud Abbas a annoncé solennellement la création de l'État palestinien souverain. Par la bouche même de leurs présidents, Israël et les USA l'ont aussitôt reconnu, suivis de la Chine et de la Russie. Un conseil extraordinaire de l'ONU a inscrit en urgence à l'ordre du jour la question de l'admission très prochaine du nouvel État à l'Assemblée des Nations Unies. Devant l'attitude unanime des membres du Conseil de Sécurité, l'ONU accueillera très bientôt son 193e membre (1).

D'ores et déjà et conformément aux "paramètres Clinton" (23 décembre 2000 à Taba), une ligne de démarcation provisoire entre les deux États est sur le point d'être fixée sur la base des échanges entre terres d'implantation des colonies et terres actuellement sous souveraineté israélienne, ce qui concerne 3% de la superficie de la Cisjordanie. De même, le nouvel État exerce désormais toute souveraineté en tous domaines et s'engage à demeurer non militarisé pour l'instant.

Cette annonce a soulevé l'espoir et même certaines manifestations spontanées de joie dans toutes les grandes villes palestiniennes et israéliennes, mais provoque un certain scepticisme du Hamas, du Hezbollah, et dans les milieux gouvernementaux iraniens, qui y voient "une nouvelle ruse de l'impérialisme et des lobbies sionistes", selon des sources généralement bien informées. Les principaux représentants de la diaspora palestinienne déclarent que, dans ces conditions, ils exerceront leur droit au retour dans leur patrie et encourageront leurs compatriotes, y compris ceux vivant dans l'État voisin d'Israël, à procéder ensemble à la construction de leur pays.

Faut-il y voir des signes? Les porte-paroles des deux présidents, palestinien et israélien, ont conjointement indiqué que les premières décisions concrètes concerneront les modifications à apporter d'urgence aux manuels scolaires dans les deux pays. D'autre part, une association américaine de couples mixtes en exil a même demandé que les deux États envisagent bientôt la création d'implantations spécifiques dans chaque pays, afin de les recevoir pour les aider à réussir leur retour sans mettre immédiatement leur vie en péril.

Enfin, nous apprenons à l'instant que le Président Barack Obama se rendrait très prochainement à Jérusalem-Al Quds, où s'installeront probablement les capitales des deux États, pour deux importants discours, destinés à préciser les prochains développements.»

I have a dream. C'est si simple qu'on peut se demander pourquoi ce n'est pas encore advenu. C'est qu'il faut des gouvernements plus forts pour décider de la paix que pour indéfiniment tirer profit et légitimité de la guerre.»

1. Il faut lire aujourd'hui «le 194e membre». En effet, depuis la rédaction de ce billet, la République du Soudan du Sud est officiellement le 193e État membre de l'ONU, après un vote par acclamations une semaine après son indépendance, le 14 juillet 2011, sous la présidence de Joseph Deiss, lors de la 65e session de l'Assemblée générale des Nations-Unies.

© Image: Fayoum sur bois en provenance d'Er Rubayat, Égypte, 350-370 AC.

lundi 12 septembre 2011

Vers l'hiver égyptien




Il fallait beaucoup de myopie politique ou d'angélisme durant les premières journées des insurrections arabes pour croire que l'esprit démocratique supposé les animer reconsidérerait durablement et profondément les rapports entre ces pays et de ces peuples — Égypte et Tunisie, nuances non décisives sur le sujet — et l'État et le peuple israéliens. Nous écrivions ici le 6 mars dernier dans Instants furtifs de lumière:

Sans [une] révolution politique et économique, reviendront très vite les anciens stratagèmes un temps éventés: détourner les colères d'un peuple pauvre et à nouveau soumis sur les traditionnels boucs émissaires, grands démons sionistes, impérialistes, occidentaux, néo-colonialistes. En un mot, le négatif hors de soi aura tôt fait de recreuser son trou dans les harangues des guides et les savantes indignations des lointains politologues."

Et le 26 mars, dans Un printemps pour tous, nous faisions déjà la liste de tous les indices manifestant clairement ce retour aux démons anciens en Égypte même:

[...] la fin de tout contrôle sur les régions du Sinaï, aux mains plus que jamais de bandes bédouines (et soudanaises) esclavagistes et trafiquantes d'armes de provenance iranienne dont chacun connaît les destinataires; le chantage à l'alimentation en gaz d'Israël; la provocation de deux navires de guerre iraniens passant le Canal de Suez pour mouiller en Syrie; et l'arraisonnement d'un cargo par les Israéliens bourré d'armes de guerre, y compris des missiles sol-air.

Aussi est-ce sans étonnement que nous assistons en Égypte à l'attaque de l'ambassade israélienne, provoquant au moins trois morts, des centaines de blessés et le départ précipité de l'ambassadeur à bord d'un avion militaire israélien, sans réponse gouvernementale autre qu'éventuellement répressive, là où la situation exigerait l'expression d'une ferme confirmation politique des engagements et traités dûment signés et reconnus.

Les Frères musulmans et les salafistes qui n'étaient pas, loin s'en faut, des premiers trains de l'insurrection contre la dictature retrouvent ici facilement le lien passionnel avec l'opinion publique profondément divisée sur le plan de la nécessaire révolution politique et économique, sans quoi le mot «révolution» n'est qu'une incantation lyrique et contre-productive qui fera les affaires des plus réactionnaires. Et qui n'est guère susceptible aujourd'hui de se réunir que sur ces points: expulsion du personnel diplomatique israélien, arrêt des livraisons de gaz et révision du traité historique de paix entre l'Égypte et Israël qui a pourtant montré trente ans durant son bien-fondé et son efficacité politique. En attisant avec une très grande facilité ces gigantesques gisements de haine, ces mouvements combattent à leur façon et avec une efficacité grandissante les possibilités de changement que pourrait offrir la difficile jonction entre les mouvements «historiques» comme celui du 6-avril et les mouvements syndicaux, universitaires et paysans.

Disqualifier ces mouvements progressistes, empêcher tout développement de la luttes de classes par la démagogie nationaliste et revancharde, s'opposer à tout règlement du conflit israélo-palestinien sur la base de la reconnaissance mutuelle et des frontières sûres et reconnues selon les formules consacrées (sans préjuger ici du long chemin à parcourir pour l'État israélien), sera toujours le but recherché par les militaires et les islamistes qui, directement ou indirectement, détenaient de fait les uns le pouvoir politique, les autres celui de l'action sociale correspondante, et entendent les conserver. Et œuvrer autant qu'il est possible à la poursuite et au renforcement de ces clichés selon lesquels les masses arabes ne seraient bonnes qu'à obéir aux dictateurs, alors que ces journées et ces semaines auraient pu constituer la démonstration que des universaux comme démocratie, libertés politiques, sociales, et individuelles, égalité des hommes et des femmes, pouvaient féconder à nouveau la pensée philosophique et politique en terres d'islam.

dimanche 11 septembre 2011

World Trade Center, dix ans après

En ce dixième 11 septembre depuis 2001, nous pouvons ici voir et revoir l'histoire du Chantier du World Trade Center depuis le 11 septembre 2007, date de la dernière commémoration in situ, et à laquelle gouvernement et familles des disparus ont convenu du début de l'édification. Depuis, dans la mesure des possibilités, nous avons rapporté chaque année des images de ce chantier.



Septembre 2007.


Juin 2009.


Octobre 2009.


Voir aussi nos nombreux albums sur Manhattan.

© Photographies: Maurice Darmon.