Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 2 juillet 2010

Vers l'implosion Ponzi




Toutes les rationalités mathématiques n'y feront rien, la finance mondiale est simplement une gigantesque pyramide de Ponzi, autrement dit ce que les comptables connaissent depuis toujours sous le nom plus commun de "cavalerie". Il s'agit d'appeler des gens à vous confier leur argent, de le leur rembourser accru d'intérêts mirifiques, avec les fonds que, convaincus par ces premiers résultats, les emprunteurs suivants vous confient et, un beau jour, partir avec la caisse. Ceux qui ratent leur sortie se font arrêter et se voient traités de voleurs alors qu'ils n'étaient que sots, comme Bernard Madoff par exemple.

Tout irait bien si l'escroquerie était isolée et si elle était le fait de seuls délinquants nommés et identifiés. La police aurait fait son travail, et l'économie légitime et légale continuerait à œuvrer pour ses fins, c'est-à-dire notre prospérité commune. Mais les événements initiés par la finance mondiale depuis au moins trente ans, et dont les développements éclatent avec autant d'évidence que d'apparente soudaineté depuis deux ans, nous contraignent à ouvrir les yeux. La crise des subprimes a consisté en ce fait que, très légalement et avec l'aval du gouvernement, des banques ont fait croire à des gens pauvres, qui n'étaient pas forcément de pauvres gens, qu'il suffisait d'emprunter au-delà de leurs capacités de remboursement — il y a seulement une vingtaine d'années, l'appel au crédit était encadré par des lois très fermes — non pas pour faire la fête ou se payer des cigares mais simplement pour se loger. Et qui ont un jour subi à leurs dépens la loi d'airain de la finance: l'argent ne peut en définitive se collecter que chez les pauvres.

Car jamais l'argent n'a pu créer de l'argent uniquement en circulant. Ce jeu est à somme nulle: ce que gagne l'un est forcément perdu par l'autre. De même que ce que consomme l'un est forcément produit par l'autre. Autre loi d'airain depuis longtemps connue et jamais démentie: la création de valeur ne peut se faire que dans le processus de production des biens, et l'enrichissement de quelques-uns n'est que l'appropriation par eux et à vil prix, non du simple produit de leur travail, mais de ces milliards de vies passées à créer cette valeur.

Longtemps le fait des entrepreneurs directement en conflit avec leurs travailleurs, cette appropriation par la finance mondiale est rendue possible par la multiplication des écrans destinés à cacher cette prédation: travail clandestin, contrats précaires, externalisations, sociétés de fausses sous-traitances de main-d'œuvre, souvent en situation irrégulière au vu et au su de tous, permettant de contourner les derniers murets du Code du travail, autre dinosaure contemporain des lois d'encadrement du crédit, et des grandes organisations politiques et syndicales ouvrières. Bref: délocalisation locale, si j'ose dire, et délocalisation mondiale sont les instruments de cette confiscation par la finance des vies des travailleurs du monde. Confiscation des vies oui, et non seulement de leur travail: rigueur, plans d'austérité, fiscalité accrue, blocage des salaires et, pour finir, dépossession de nos biens essentiels comme, par exemple, la vente forcée de nos maisons et le renoncement aux soins et à l'instruction. Ruinant ainsi de façon irrémédiable jusqu'au proche avenir de notre monde et secondairement de leurs propres profits. Au moins les razzieurs d'autrefois laissaient-ils à leurs fourmis nourricières le minimum nécessaire pour demeurer en état de les servir d'abondance.

Et «les politiques» alors, ou «le politique», selon le subtil distinguo de quelque ministre? À supposer que leur «gouvernance» ait encore le projet d'intervenir contre ce système de fraude alégale intégrée, ils ont perdu les moyens de tout réel gouvernement. À travers la crise grecque — une métaphore de l'état de notre monde — ladite «coordination mondiale» a trouvé 500 milliards d'euros plus 250 du FMI (présidé par un éminent représentant de la gauche française, rappelons-le en passant) pour que les États puissent payer leurs dettes vis-à-vis des banques, qui, ainsi refinancées, peuvent, si elles le veulent — mais pourquoi diable ne le voudraient-elles pas, puisqu'elles en fixent règles et conditions? — prêter aux États qui les leur rendront avec intérêts, avec de l'argent qu'ils n'ont pas et qu'ils emprunteront donc à nouveau. Avec l'accord théorique, politique et pratique de tous les gouvernants, dirigeants, décideurs et prescripteurs d'opinion, chaque emprunt est en somme garanti par un emprunt suivant, nécessairement plus élevé. La belle invention que voilà, nous rappellerait Charles Ponzi, l'homme qui trompa même Mussolini et s'envola vers le Brésil avec la caisse de l'État fasciste.

Mais aujourd'hui, les délinquants réels sont anonymes par essence: nos médias les désignent «coordination mondiale», «marchés», libéralisation, déréglementation ou dérégulation, proclamés rationnels par essence; ni le système législatif ni même les contre-pouvoirs n'encadrent plus ces ressorts décisifs qui sont censés être animés par les seules vertus de ces «professionnels», et leurs usages, normes internes, leurs habitus, dirait Pierre Bourdieu. En moins d'un siècle, au prix de crises et de guerres, les bulles financières se sont nourries alternativement et périodiquement de tous les secteurs de l'économie réelle. Mais pour la première fois, telle Ugolino della Gherardesca, la bulle financière mondialisée croit pouvoir se dévorer elle-même, c'est-à-dire le monde justement: devant le rôle galopant et irrésistible des dark pools (1) par exemple, que peuvent les mathématiques financières et toutes leurs belles sophistications alors qu'elles ne sont — involontairement sans doute puisque les «acteurs» usent de leurs équations comme s'il s'agissait de martingales — qu'un écran complémentaire d'une simple embrouille fondée, comme toute escroquerie comptable, sur le seul contournement de l'addition et de la soustraction?

1. Les dark pools sont des plates-formes d'échange d'actions à des prix de vente ou d'achat qui n'ont rien à voir avec l'offre et la demande, mais qui ne sont que le résultat de manipulations préalables ou conséquentes, opérées sur les bourses officielles, seules à se réguler sur des chambres de compensation. Du moment que, en soi, elle n'ont rien d'illégal... Voir par exemple à ce sujet l'article de Claire Gatinois: Bourses: l'essor des dark pools inquiète, publié dans Le Monde du 16 décembre 2009.

NB. Nous n'inventons évidemment rien. Mise à part la lecture structurante et récurrente de Karl Marx, nous indiquons celle, récente, du dernier livre de Jean de Maillard: L'arnaque: la finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, 2010. L'auteur, vice-président du tribunal de grande instance d'Orléans et enseignant à l'Institut d'Études politiques de Paris, anime un blog fort informé sur Rue 89.

© Photographie: Manhattania. Maurice Darmon, Central Park, 2007. Et dans Images.