Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


vendredi 12 mars 2010

Taslima Nasreen, la recluse (3)




Depuis notre article du 13 janvier 2008 Taslima Nasreen 8842,62 €, introduction à son texte Je ne suis plus qu'une voix désincarnée, complété le 22 mai 2008 de quelques informations, nous n'avions plus de nouvelles de l'écrivain. Dans Le Monde du 8 mars 2010, Frédéric Bobin nous en donne. Les détails dans ce domaine ayant toute leur importance, nous préférons reproduire ce texte, plutôt que le résumer.

Taslima Nasreen, la recluse. — Les policiers veillent au bas de l'immeuble. Ils ont dressé sur le trottoir une tente de toile kaki. Ils y viennent s'affaler sur des lits de camp à chaque relève de la garde. En haut, face à l'ascenseur, un autre policier, assis sur sa chaise, fusil sur les genoux, se livre à une ultime inspection. Il frappe à la porte, annonce à voix basse les visiteurs. Taslima Nasreen sort enfin sa bouille joufflue surmontée d'une épaisse frange et invite à pénétrer dans un salon tapissé de livres en langue bengalie. Dans la bibliothèque vitrée, un autocollant militant — "L'athéisme soigne le terrorisme des religions" — cohabite sans mal avec une tête de Bouddha tibéto-cachemiri et un Ganesh (dieu-éléphant hindou) miniature. Un gros coquillage trône sur la nappe jaune tournesol de la table à manger. Là est le refuge secret de la proscrite, la tanière de l'écrivain maudite, forcée à l'errance ou à la clandestinité. Ample chemise mauve passée sur un battle-dress, elle se niche sur son canapé et dévide avec un mélange d'ironie et d'accablement la chronique de son infortune.

Depuis qu'elle a été bannie en 1994 de son pays, le Bangladesh, condamnée à mort par des fatwas de fondamentalistes musulmans pour ses écrits dénonçant l'oppression des femmes dans l'islam, Taslima Nasreen, quarante-huit ans, est une apatride trimbalant sa valise de pays en pays, de villes en villes, séjours fugaces en des havres provisoires. La voici à New Delhi depuis quelques semaines, hébergée dans l'appartement d'un ami. Pour combien de temps? Elle l'ignore. Les autorités indiennes viennent de lui accorder un permis de séjour expirant au mois d'août. Après, ce sera l'inconnu, une nouvelle fois. On lui a laissé entendre que le sauf-conduit ne sera pas renouvelé. La présence de Taslima Nasreen en Inde est une affaire trop explosive. Elle le sait, elle en souffre et elle se terre. Elle espère simplement que le «bon sens finira par prévaloir» et que la furie des controverses se dissipera.

À vrai dire, c'est assez mal parti. Début mars, de violentes émeutes ont éclaté dans deux localités du Karnataka, État méridional de la Fédération indienne, à la suite de la publication dans un journal local d'un article portant sa signature. L'agitation avait été orchestrée par des groupes musulmans. Deux personnes ont péri dans les affrontements avec la police. «La nouvelle de ces morts m'a anéantie», souffle Taslima Nasreen. Elle ne comprend pas. Elle n'a jamais envoyé d'écrit à ce quotidien. L'article controversé est en fait une traduction approximative en langue locale (kannada) d'un texte déjà paru en janvier 2007 dans l'hebdomadaire de langue anglaise Outlook India. Dans cette tribune, Taslima Nasreen se livrait à une exégèse de certains passages du Coran et des hadiths (fragments de récit de la vie de Mahomet) imposant aux femmes le port du voile. Elle l'avait écrite pour contester la thèse selon laquelle les textes sacrés de l'islam seraient silencieux sur le sujet. Et elle concluait que les femmes musulmanes devaient s'affranchir de ces préceptes et «brûler leurs burqas», «symboles de l'oppression des femmes». Vieux de trois ans, l'article a brutalement refait surface pour d'obscures raisons.

Il y a quelque chose qui horripile Taslima Nasreen. Pourquoi se focalise-t-on en permanence sur ses critiques de l'islam? «Je critique toutes les religions, pas seulement l'islam, insiste-t-elle. Je critique aussi les traditions de l'hindouisme qui portent atteinte aux droits des femmes !» Elle glisse l'index sous le col de sa chemise et en tire un collier aux segments d'or, le fameux mangalsutra, bijou offert par l'époux lors du mariage hindou. «Le mangalsutra, c'est le symbole de la femme hindoue mariée, explique-t-elle. Or, je ne suis pas mariée et je le porte, juste pour défier cette tradition qui fait de la femme la propriété de l'homme. Quand je critique l'hindouisme dans mes articles, poursuit-elle, je suis parfois partiellement censurée par mes éditeurs. Mais je n'ai jamais reçu de menaces de mort de ce côté-là. Il n'y a que les musulmans qui m'attaquent.»

Taslima Nasreen se sent bien seule. Bien sûr, il y a ces amis bengalis qui débarquent régulièrement de Calcutta pour la fêter. Bien sûr, il y a eu cet éditorial du quotidien The Hindu qui a pris sa défense au lendemain des émeutes du Karnataka. Mais le silence des intellectuels "progressistes" indiens à son sujet ne laisse pas de l'intriguer. «Les gens de gauche en Inde combattent avant tout le nationalisme hindou et veulent donc défendre les minorités, en particulier la minorité musulmane. À leurs yeux, critiquer l'islam, c'est s'attaquer à la minorité musulmane.» Le reproche adressé à Taslima Nasreen est souvent son "irresponsabilité" au regard de l'impérieuse nécessité de maintenir l'harmonie dans un pays en proie à des tensions interconfessionnelles historiques. «On me somme de ne pas offenser les sentiments religieux des musulmans. Mais quel sens a la liberté d'expression si on ne peut offenser personne?»

Depuis les émeutes du Karnataka, Taslima Nasreen ne sort plus de chez elle. Avant, elle osait quelques discrètes excursions dans les recoins de New Delhi où elle pouvait humer quelques-unes des saveurs bengalies qui lui manquent tant. «J'allais au marché acheter du poisson ou dans un restaurant bengali. Mais cela s'arrêtait là: jamais de théâtre, ni de cinéma ni d'expositions.» Recluse de facto, elle consume son temps à lire, écrire, regarder la télévision, communiquer avec l'extérieur grâce à Internet.

Ainsi son éditeur français lui a-t-il proposé de gommer un passage de son prochain livre à paraître le 31 mars chez Flammarion, quelques lignes apparemment jugées trop sulfureuses. Il s'agissait du récit d'un épisode de son enfance au Bangladesh où elle avait bravé l'autorité de sa mère en injuriant Allah. À sa grande surprise, le sacrilège ne lui avait pas alors valu d'être foudroyée du châtiment promis. «À huit ans, j'ai compris que je pouvais offenser Allah sans que ma langue ne tombe, comme on me l'avait fait croire.» Ainsi l'athéisme s'est-il glissé en elle. Elle le brandit depuis avec fierté comme en témoignent les autocollants frappés de jeux de mots qui ornent sa bibliothèque ou son frigidaire ("Beware of dogma").

Elle s'envolera d'ailleurs bientôt pour l'Australie, assister à une convention internationale de l'athéisme, à Melbourne. Cette sortie du territoire indien, elle le sait, peut être périlleuse. «Je prends le risque d'être refoulée à mon retour mais je l'assume». De toute façon, elle connaît son «impuissance» face à logique des États. «L'heure de ma défaite peut sonner à tout instant.» — Frédéric Bobin.

© Photographie: Bangladesh, Caroline Riegel.