Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 4 octobre 2009

L'Iran bougera


Une fiction doit voler en éclats, un sophisme se déjouer: il n'est pas naturellement nécessaire de posséder la bombe nucléaire pour exercer une souveraineté nationale et asseoir sa force politique et économique. Deux exemples suffiront: l'Allemagne et le Japon, à qui personne ne contestera l'autorité régionale et internationale, se classent aux premiers rangs de l'économie mondiale, sans bombe. Cette situation est même pensée sous le concept de "seuil nucléaire": un état technologique, scientifique et industriel suffisant pour développer l'énergie à des fins civiles, en s'interdisant politiquement tout développement à des fins militaires. S'appuyant sur un consensus national et le renforçant probablement, cette situation politique et éthique parvient, en démocratie, à perdurer et à convaincre, pour le plus grand bien de tous.
Neuf États possèdent aujourd'hui l'arme nucléaire. Les USA et la Russie, héritière de l'URSS, longtemps amenées à jouer les gendarmes du monde; d'autres, chargées d'un semblable équilibre, plus régional, mais tout aussi périlleux, comme l'Inde — voire le Pakistan, en réalité premier État de la prolifération, le second étant la Corée du Nord, en attendant l'Iran justement; la Chine, la France et le Royaume-Uni, les trois autres membres du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, en charge de l'administration internationale; Israël enfin, État géographiquement minuscule, fondant sa puissance nucléaire de fait sur l'hostilité de son environnement immédiat.

L'Iran actuel n'est pourtant menacé par personne. Son ennemi traditionnel, l'Irak, est quasiment devenu son allié, ou est pour le moins durablement neutralisé; les éventuels périls pouvant venir de l'Afghanistan ne supposeraient évidemment pas la dissuasion atomique.
En revanche, sa rhétorique nucléaire préconise ouvertement la destruction d'Israël, jusque dans les grandes tribunes internationales, relativement coites. N'oublions cependant pas que cette volonté militaire date des années 1950, l'époque du Shah, grand ami d'Israël et qu'elle a été activée concrètement en 1985, lors du conflit qui opposa l'Iran à l'Irak. Une époque où, pour être déjà ancien, le conflit au Moyen-Orient se présentait ailleurs et tout autrement.

Il s'agit donc, sous prétexte de prendre la tête de la guerre totale antisioniste et anti-impérialiste, d'établir une hégémonie politique, régionale et internationale. Les pays arabes voisins ne peuvent être dupes de cette grossière manœuvre, ils savent que cette menace est d'abord dirigée contre eux et en pèsent les inéluctables conséquences: l'armement nucléaire iranien entraînerait à court terme une volonté semblable en Arabie Saoudite, en Égypte, en Syrie, en Turquie.
Mais comme, en matière de guerre et de paix, les apparences ne valent que si elles peuvent devenir réalité, personne ne peut demander à Israël de sous-estimer ces menaces explicites et répétées, émanant de ce sectaire religieux minoritaire dans son propre pays, qui croit dur comme fer au retour imminent du douzième imam Mahdi, occulté depuis 874, mais qui doit sortir très bientôt de sa cachette où il vit toujours, pour installer enfin la justice et la paix mondiale (1). Au-delà de son cynisme et de sa corruption, cette certitude mystique arme profondément l'actuel chef de l'État iranien.

Reste que, sur ce point comme sur d'autres, ce président et sa secte sont minoritaires dans leur propre pays. Tous les observateurs s'accordent pour dire que, au moins dans sa part active, le peuple iranien n'est pas antisémite, et que, nationaliste persan, il est même sans doute anti-arabe avant d'être antisioniste; que s'il est acquis à l'idée d'un nucléaire civil, comme beaucoup d'autres peuples, il est souvent réticent à son développement militaire; que, pour religieux qu'il est, il ne se reconnait simplement pas dans le fanatisme et la violente malhonnêteté de son illuminé président; qu'il se demande pourquoi, par tant de contre-vérités et de négationnismes, cet homme met ainsi l'Iran au ban de l'opinion occidentale, alors qu'il préférerait y trouver coopération et commerce; pourquoi ce chef des mafieux pasdarans s'obstine à s'attirer tant de sanctions douloureuses alors qu'est si criante l'urgence pour la simple vie quotidienne.

Ce n'est certes pas une révolution progressiste et altermondialiste qui s'est enclenchée en Iran, mais une de ces situations irréversibles où ceux qui sont en haut ne pourront bientôt plus y rester et où ceux qui sont en bas ne supporteront plus d'y être. Pas seulement des femmes, des jeunes, des étudiants, dans de romantiques et libertaires mouvements, mais des gens des villes et des campagnes qui, pris par le courage et l'espérance, savent qu'on peut mieux vivre dès maintenant, en répondant différemment aux propositions internationales, y compris celles, capitales et nouvelles, du président américain. Pourquoi ne s'est-on pas suffisamment étonné que les millions de manifestants, réunis au lendemain de la fraude massive présidentielle, ont crié "Mort à la Chine", "Mort à la Russie", ces amis de premier rang pressés de soutenir un parti à qui moins de quatre heures ont suffi pour compter manuellement quarante millions de votants, alors que nul, au cours de ces journées qui auront des lendemains, n'a jamais entendu crier "Mort à l'Amérique", dans un pays dont il serait pourtant naïf de croire qu'il n'a pas sa dose ordinaire d'anti-américanisme? L'Iran a définitivement bougé, plus rien ne l'empêchera de bouger bientôt encore.

1. Ainsi, le président iranien conclut son discours aux Nations-Unies du 17 septembre 2005 par une prière pour la venue du mahdi: «Ô Seigneur tout-puissant, je te prie de hâter la venue du dernier dépositaire de tes secrets, le Promis, cet être humain parfait et pur qui remplira ce monde de justice et de paix.»

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Théodore Chasseriau: Esther se parant pour être présentée au roi de Perse, Assuérus, dit La toilette d'Esther (1841).