Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 1 août 2009

John Cassavetes, invitée 3. Isabelle Régnier: Mikey and Nicky (1976) d'Elaine May



Nous invitons aujourd'hui Isabelle Régnier, qui écrivit en juillet 2007 cette courte note pour Le Monde, sur Mikey and Nicky, un magnifique film d'Elaine May, très cassavetien en effet, au point d'être un faux jumeau explicite de Meurtre d'un bookmaker chinois, film auquel nous consacrerons notre prochain article sur John Cassavetes: mort d'un bookmaker chinois que, terré dans sa chambre d'hôtel, Nicky apprend ici par un journal! Sans épiloguer sur " Nicky", le prénom du fils de John et de Gena, ou sur le titre, qui fait tout pour nous rappeler Minnie and Moskowitz!
Mais nous verrons dans le film de John que l'assassin du bookmaker chinois, semblablement poursuivi par la Mafia, ne se cachera surtout pas, lui. Bien des raisons donc d'accueillir ici ces quelques lignes, qui disent l'essentiel. Quant à Wanda, l'unique film de Barbara Loden, épouse aussi d'Elia Kazan, dont il est question ici ...

Mikey and Nicky: l'errance de deux malfrats oubliés par la vie dans la nuit de Philadelphie. — Sorti en 1976 dans une version tronquée, puis remonté une dizaine d'années plus tard et ressorti alors de manière quasi confidentielle, Mikey and Nicky est une des nombreuses étoiles filantes qui peuplent le ciel du cinéma américain. Tourné de nuit dans les rues de Philadelphie, ce film, traversé de bout en bout par une énergie tendue et irrépressible creuse jusqu'à l'os l'état de pourrissement d'une amitié de trente ans.
S'il s'inscrit ouvertement dans la veine du cinéma de John Cassavetes (formidablement présent ici, dans le rôle de Nicky), la place qui lui revient dans la cartographie du cinéma est aux côtés de Wanda de Barbara Loden (1970). Même regard plein d'amour mais impitoyable sur l'âme humaine, même manière de s'accrocher à l'errance de personnages que la vie semble avoir abandonnés, et surtout, même profil des auteurs: des femmes qui n'ont réalisé que peu de films — un seul pour Barbara Loden, trois pour Elaine May.
Actrice comique, celle-ci est surtout célèbre pour la manière dont elle a imposé, avec son mari Mike Nichols, un art nouveau de l'improvisation dans la comédie. Et c'est sans doute la raison qui explique que ce beau film se balade ainsi, quasiment sans attache, dans la galaxie du cinéma. L'absence d'attaches et de repères, c'est justement ce qui caractérise ses deux personnages, Mikey et Nicky, deux malfrats à la petite semaine qui se retrouvent un soir dans une chambre d'hôtel glauque. En proie à une crise de paranoïa aiguë, Nicky a demandé à son ami de le rejoindre pour l'aider à fuir la ville. Il vient d'apprendre qu'il est menacé de mort par une organisation mafieuse. À son chevet, Mikey (Peter Falk, qui cultive ici l'ambiguïté à merveille) est bouleversant de tendresse, d'empathie, d'une douceur fraternelle qui contraste avec la violence dont il est capable, et dont il fait la démonstration au début du film.
Ensemble, les deux hommes se lancent dans une longue dérive qui va les emmener jusqu'au petit matin, et qu'Elaine May écrit comme un collage de séquences qui sont autant de jets puissants, explosifs, et dans lesquelles le temps prend une densité vertigineuse.
Alliant art du suspense et économie du récit, elle met au jour la boue qui gît sous le vernis de cette amitié, et par là, la triste vérité de deux personnages aussi misérables qu'attachants. Après s'être attaqué à beaucoup plus fort que lui, Nicky est en sursis. Alors qu'il n'existe déjà plus pour personne, il s'amuse, comme un adolescent arrogant, à humilier tous les gens qu'il croise en chemin, Mikey compris. Mikey, lui, semble plus sage, mais n'est que son reflet inversé. Après des années de vexations encaissées, il n'est plus qu'un bloc d'égoïsme et de médiocrité, rongé par le ressentiment et la honte de soi.
Ils tracent leur itinéraire comme une série de détours successifs, qui n'ont d'autre but que de différer le moment de l'arrivée. Une halte dans un cimetière, sur la tombe de la mère de Nicky, une autre chez une pauvre fille, qu'ils essayent l'un après l'autre de posséder à même le sol, donnent lieu à deux scènes particulièrement fortes, où l'on passe du rire au malaise, où des interrogations métaphysiques naissent des situations les plus triviales.
Pendant ce temps, la mort rôde. Silencieusement, la voiture d'un tueur sillonne les rues de la ville. Tout aussi peu doué que les deux compères, l'homme se casse le nez chaque fois qu'il arrive à l'endroit où ils sont censés se trouver. Discrètement, la cinéaste met en scène toute une galerie de personnages qui sont autant de perdants, échoués sur le bas-côté du rêve américain. Elle les élève au rang de héros tragiques, les fait un instant accéder au sublime. — Isabelle Régnier, Le Monde, 4 juillet 2007.

© Elaine May: John Cassavetes dans Mikey and Nicky (1976).


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