Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


mercredi 8 juillet 2009

La passion de Claude Eatherly (1918-1978)




Dans notre note de lecture sur le livre de Jean-Christophe Bailly, L'instant et son ombre, nous évoquions les pilotes des avions qui avaient bombardé Hiroshima et Nagasaki, et les légendes qui couraient sur ces hommes tranquilles. En réalité, elles déplaçaient sur eux l'histoire vraie du pilote du Straight Flush, l'avion de reconnaissance météorologique qui précédait le premier bombardier et lui donna le feu vert «No clouds. Go ahead / Pas de nuages, allez-y». Cet homme, celui qui ne bombarda pas Hiroshima, s'appelait Claude Eatherly (1918-1978) et investit de son ombre l'ensemble des acteurs, jusqu'à, involontairement, couvrir leur bonne conscience.

Il se réfugie d'abord dans un silence paralysant puis, démobilisé, il devient directeur des ventes dans une société pétrolière de Houston. Mais le bon professionnel résiste à ses terreurs nocturnes par l'alcool et les médicaments. Chaque mois, il envoie une partie de son salaire aux victimes d'Hiroshima, écrit aux autorités japonaises pour leur présenter ses excuses. Quand le président Truman annonce que les USA vont construire une bombe H, il tente de se suicider dans un hôtel de la Nouvelle-Orléans, et se retrouve dans un asile psychiatrique, à Waco.

Puis il choisit de se déclasser professionnellement comme ouvrier. Comme il continue d'être célébré en héros national, il se met à commettre, entre 1953 et 1959, des délits divers de façon à être jugé: un chèque qu'il falsifie pour l'envoyer à un orphelinat d'Hiroshima, des attaques à main armée où il n'emporte rien, se mêlent à son divorce et à des tentatives de suicide renouvelées: asile psychiatrique de nouveau, jugements, emprisonnements, internements divers et traitements à l'insuline, tandis que les historiens commencent à s'interroger sur le sens et la nécessité des bombardements atomiques sur le Japon.

C'est alors qu'au printemps 1959, il entame, sans jamais le rencontrer, une correspondance avec le philosophe autrichien Günther Anders (une bonne présentation ici, 1902-1992), élève de Heidegger et proche de Husserl, que le jeune Emmanuel Levinas (1906-1995) traduira dès 1930, ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin et premier mari de Hannah Arendt. Cette correspondance rétablit en Claude Eatherly une certaine paix mentale: il parvient, non sans épisodes violents (évasion de l'hôpital psychiatrique, transfert parmi les violent cases, passage en cour d'Assises en 1961), à transformer sa passion autodestructrice en engagement militant contre l'arme nucléaire, combat qu'il mènera jusqu'à sa mort en 1978. Cette correspondance a été publiée en France sous le titre: Avoir détruit Hiroshima, Laffont, 1962, avec des préfaces du savant Bertrand Russell (1872-1970) et du journaliste Robert Jungk (1913-1994). Nous pouvons lire ici le texte de cette seconde préface, qui apporte d'autres précisions à cette note trop simple.

Photographie: © Richard Avedon, Major Claude Eatherly on April 3, 1963.