Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


samedi 20 décembre 2008

Un grand film: "Je veux voir"




Tant que l'an n'est pas clos, il est imprudent de se déclarer certain d'en avoir connu le meilleur. Ainsi qui n'a pas encore vu
Je veux voir du duo de cinéastes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige — auteurs de A perfect day, remarqué en 2006 pour ses qualités de méditation sensuelle — aura encore à rencontrer l'un des films les plus intelligents de 2008. L'icône du cinéma français, Catherine Deneuve, invitée d'un gala de bienfaisance dans un grand hôtel, veut utiliser sa journée libre à voir le Sud-Liban. Le bel acteur libanais Rabih Mroué va donc la conduire en voiture, dont ils ne sortiront guère durant tout le film, sauf, frêles et chancelantes silhouettes, pour s'aventurer quelques pas dans le chaos. Ainsi s'organise une unité de temps, de lieu et d'action autour de Mademoiselle, devenue ainsi brusquement tragédienne, celle qui aura toujours voulu être vue et qui aujourd'hui veut voir. Jamais nous ne l'aurons vue comme elle accepte de se donner à voir dans ce film, vieillie, grosse, sans fard, engoncée dans un ensemble pantalon qui la boudine de partout, fragile et débordée, si terrorisée parfois qu'elle s'accroche à ses cigarettes et à sa ceinture dite de "sécurité". Catherine Deneuve en autodestruction méthodique d'elle-même. Et comme pour souligner cette distance avec ses reflets de légende, Rabih Mroué lui récitera, sur écran noir, des extraits d'un sien monologue dans Belle de jour (1967: Catherine a alors vingt-quatre ans), qu'il connaît encore aujourd'hui par cœur.

Au-delà de cet arrêt en vol de l'ange diaphane, c'est de tout le cinéma dont, d'une certaine façon, ce film puissant montre l'impuissance: les deux acteurs et les deux cinéastes se jettent dans un film réellement sans repérages, ne savent jamais — et ce n'est pas du cinéma — ni où mènent ni où s'arrêtent les routes, ce qu'ils vont trouver au prochain virage, qui brusquement les arrêtera ou leur cherchera querelle. Ou encore, ils négocieront sur l'instant le droit de filmer aux deux autorités frontalières et, de ce qui leur aura coûté de longues discussions, on ne verra que fugitivement les acteurs descendre vers cette route "au statut flou".

De mémoire: "Pendant la guerre, les journaux, les télés, tous venaient ici faire des images. Moi, je ne suis jamais revenu dans la maison de ma grand-mère. Maintenant, c'est étrange, c'est moi qui vous emmène: et c'est pour être dans les images". Rabih Mroué ne retrouvera jamais la maison, ne reconnaîtra même pas le quartier.

Ou alors, violence à chaque détour: la caméra est plaquée à terre à deux reprises par des gens qui ne veulent pas qu'on filme un immeuble et, affaire de morale, un travelling sauve l'honneur; seule dans la voiture à l'arrêt, l'actrice est serrée de près par des hommes sûrs d'eux et soupçonneux, tandis que le garde du corps de l'actrice se tient toujours soigneusement trop loin d'elle pour la protéger de qui que ce soit; des démineurs affolés courent derrière la voiture pour les arrêter à temps sur une route non sécurisée: ils devront revenir à pied en mettant leurs pas dans les traces de pneus pour éviter de sauter: "Ça mérite une cigarette" conclut Deneuve, assise sur une pierre et réellement tremblante, loin à jamais des terreurs pour rire de
Répulsion. Violence encore du vacarme des invisibles drones israéliens qui volent à basse altitude, pour prendre des photos ou pour simplement faire peur. La dame veut voir, mais ses yeux se baissent de honte, de pudeur, mais ses yeux se ferment et s'endorment, sous le regard incrédule, compréhensif ou étonné comme on voudra, de Rabih. Et tandis qu'elle s'assoupit, les splendeurs des paysages libanais dans une musique déchirée se dorent de lumière, bientôt flous à leur tour.

Retour au bout du tunnel, l'écran de la sortie, comme une toile de Cinémascope: "Catherine, reviendras-tu?". C'est déjà le soir, le gala, le garde du corps de nouveau plastronnant fier-à-bras sur ses pas, les flashes des photographes, les flatteries de cour: "— Vous êtes très belle, Madame. — Merci, bonsoir", les bavardages (un délicat mondain, cheveux blancs gominés, dans le brouhaha bredouille: "... capacités de résilience ..."), la fugitive romance complice entre les deux acteurs, la vaine consolation des apparences reprendrait donc le dessus? Puis les voitures foncent dans la nuit des lumières de Beyrouth, sans doute vers l'aéroport.

Vous savez tout? Non, on ne peut rien savoir de ce film tant qu'on ne l'a pas vu, tant le miracle de ses soixante-quinze minutes tient dans cette mise en abyme du cinéma, son amoureux constat de décès: Mort, où est ta victoire?

Un seul mystère, qui ne concerne le film qu'indirectement: va savoir pourquoi le service de presse a choisi de dévoyer à ce point les significations de ce film, sa valeur et ses mérites, en le médiatisant par une photo qui n'est que de plateau (un mot dont la justesse n'est ici que géographique) d'une Catherine Deneuve voilée, voile qu'elle porte en effet quelques secondes dans le film, tandis qu'elle descend, je crois, précautionneusement un éboulis, mais que là-bas ni rien ni personne, sauf le vent, ne l'auront jamais obligée à porter?

© Photogramme: l'œil de Catherine Deneuve dans Répulsion, de Roman Polanski (1965).