Mal nommer
un objet, c'est ajouter

au malheur de ce monde.

Albert Camus.


dimanche 13 janvier 2008

Taslima Nasreen: 8 842,62 €




Gynécologue, écrivain née au Bangladesh en 1962, Taslima Nasreen lutte pour l'émancipation des femmes face à la dictature islamiste de son pays. Son premier roman Lajja [1996, Le Livre de Poche), dénonçant l'état des choses, lui vaut agressions, fatwa, au point de devoir quitter son pays en 1994. Commence alors la ronde des provisoires lieux d'accueil: Suède, Berlin, Stockholm, New York, Kolkata au Bengale Occidental. Depuis mars 2007, sa tête décapitée est mise à prix pour 500000 roupies (8 842,62 €). De violentes manifestations contre elle la contraignent à quitter Kolkata pour New Delhi, d'où, fin novembre 2007, les services secrets indiens l'exfiltrent pour l'amener dans un lieu tenu secret. Le 9 janvier 2008, Ayaan Hirsi Ali et elle reçoivent le prix Simone-de-Beauvoir, décerné pour la première fois. À cette occasion, elle écrit ce texte: Je ne suis plus qu'une voix désincarnée, publié dans Le Monde du 12 janvier 2008, où, traquée par les fondamentalistes islamistes, elle témoigne de l'étendue de son abandon, qui nous concerne fort directement.

JE NE SUIS PLUS QU'UNE
VOIX DÉSINCARNÉE

Où suis-je ? Je suis sûre que personne ne me croira si je dis que je n'ai pas de réponse à cette question qui paraît simple, mais la vérité est que je n'en ai pas. Je suis comme les morts-vivants: engourdie, privée des plaisirs de l'existence et de l'expérience, dans l'incapacité de sortir des limites étouffantes de ma chambre. Oui, c'est ainsi que je survis.


Ce cauchemar n'a pas commencé lorsque j'ai été embarquée sans ménagement de Calcutta — il dure depuis un moment déjà. C'est une sorte de mort lente et lancinante, comme si je buvais à petites gorgées une coupe remplie d'un poison à effet lent qui détruit peu à peu toutes mes facultés. C'est une conspiration en vue d'assassiner mon être même, autrefois si courageux, si dynamique et si enjoué. Je ne suis plus qu'une voix désincarnée. Ceux qui me soutenaient par le passé ont disparu dans les ténèbres.
Je me demande: quel crime odieux ai-je commis? Quel genre de vie est-ce quand je ne peux ni
sortir de chez moi ni connaître les joies de la compagnie des autres êtres humains? Quel crime ai-je donc commis pour être obligée de passer ma vie cachée, reléguée dans l'obscurité? Je me sers des mots, et non pas de la violence, pour exprimer mes idées. Jamais je n'ai jeté de pierres ni n'ai versé le sang pour faire part de mon avis. Pourtant, on me considère comme une criminelle. Je suis persécutée parce que l'on a estimé que le droit des autres à donner leur opinion était plus légitime que le mien.

L'Inde réalise-t-elle l'immense souffrance que l'on éprouve quand on doit renoncer à ses convictions les plus chères? À quel point il a fallu que je me sente humiliée, effrayée et anxieuse pour laisser mes mots être censurés? Si je n'avais pas accepté que mes écrits aient été expurgés de façon grotesque par ceux qui y tenaient tant, j'aurais été traquée et poursuivie jusqu'à ce que je tombe raide morte. Leur politique, leur foi, leur barbarie et leurs intentions diaboliques ont pour but d'aspirer mes forces
vitales, les vérités que j'écris sont trop difficiles pour eux à digérer. Comment puis-je — moi qui n'ai aucun pouvoir et aucune protection — combattre la force brute? Toutefois, quoi qu'il advienne, je ne me résignerai pas au mensonge.
Qu'ai-je à offrir hormis l'amour et la compassion? Je suis assez réaliste pour savoir que le conflit, la haine, la cruauté et la barbarie font partie intégrante de la condition humaine. Si je venais à être éliminée ou exterminée, le monde s'en ficherait comme d'une guigne. Tout cela, je le sais. Pourtant, j'avais imaginé que le Bengale serait différent. J'avais cru que jamais le Bengale que j'aime avec tant de passion ne m'abandonnerait. Il l'a fait.
Exilée du Bangladesh, durant des années j'ai erré de par le monde comme une orpheline perdue. Quand le Bengale occidental m'a offert l'asile, j'ai eu le sentiment que toutes ces années de fatigue et d'hébétude étaient derrière moi. J'étais en mesure de reprendre une vie normale dans un pays aimé et familier. Tant que je survivrai, je porterai en moi les paysages du Bengale, son soleil, sa terre humide, son essence même. Ce même Bengale qui a été un sanctuaire que j'ai rejoint après avoir parcouru des kilomètres entachés de sang vient de me tourner le dos. Je suis bengalie, à l'intérieur comme à l'extérieur; je vis, je respire, je rêve en bengali. Que l'on ne veuille plus de moi au Bengale m'est difficile à croire.
Dans ce pays où je suis une invitée, je dois prendre garde à ce que je dis, ne rien faire qui enfreigne le code de l'hospitalité. Je ne suis pas venue ici dans l'intention de blesser les sentiments de qui que ce soit. Meurtrie et blessée dans mon propre pays, j'ai enduré des affronts et des blessures dans bien d'autres endroits avant d'arriver en Inde, où je savais que j'en endurerais de nouveau. Car il s'agit d'un pays démocratique et laïque, où le système électoral implique que la voix d'un laïc équivaut à celle d'un fondamentaliste islamiste. Je me refuse à le croire. Je refuse de l'entendre. Pourtant, partout autour de moi, j'en lis, entends et vois la preuve. Je voudrais parfois être comme ces singes mythiques, indifférente au mal qui m'entoure. La mort qui désormais me rend visite sous des formes multiples m'apparaît comme une amie. J'ai envie de lui parler, de me confier à elle. Je n'ai personne d'autre à qui parler, personne d'autre à qui me confier.
J'ai perdu mon Bengale tant aimé. Aucun enfant arraché au sein de sa mère n'a souffert autant que j'ai souffert de cette douloureuse séparation. Encore une fois, j'ai perdu la mère dans le ventre de laquelle je suis née. La douleur n'est pas moindre que celle qui a été la mienne le jour où j'ai perdu ma mère biologique. Après m'être installée à Calcutta, j'ai pu dire à ma mère — qui n'était alors plus qu'un souvenir en moi — qu'enfin j'étais rentrée. Quelle importance que je sois d'un côté ou de l'autre d'une frontière artificielle? Aujourd'hui, je n'ai pas le cœur de dire à ma mère que j'ai été expulsée sans cérémonie par ceux-là mêmes qui m'avaient offert l'asile, que ma vie actuelle est celle d'une nomade. Du coup, j'ai fini par me convaincre que j'avais dû transgresser quelque chose, commettre quelque grave erreur. Oser dire la vérité est-il un péché si épouvantable dans cette époque de mensonge et de tromperie? Est-ce parce que je suis une femme?
Je sais que je n'ai pas été condamnée par le peuple. Si on lui avait demandé son avis, je suis certaine que la majorité aurait voulu que je reste au Bengale. Mais depuis quand une démocratie reflète-t-elle la voix des masses? Une démocratie est dirigée par ceux qui tiennent les rênes du pouvoir qui agissent comme bon leur semble. Individu insignifiant que je suis, je dois maintenant vivre ma vie selon mes propres termes et écrire sur ce que je crois et qui me tient à cœur. Je n'ai aucun désir de faire du mal, de calomnier ou de tromper. Je ne mens pas. J'essaie de ne pas être insultante. Je ne suis qu'un simple écrivain qui ne connaît ni ne comprend rien à la dynamique politique. La force du fondamentalisme, à laquelle je me suis opposée et que j'ai combattu pendant des années, n'a été que renforcée par ma défaite.
Voici mon Inde tant aimée, où j'ai vécu et ai écrit sur l'humanisme laïque, les droits de l'homme et l'émancipation des femmes. C'est aussi le pays où j'ai dû souffrir et payer au prix fort mes convictions les plus profondes, où pas un seul parti politique de
quelque obédience que ce soit n'a pris la parole en ma faveur, où aucune ONG ni aucun groupe défendant les droits des femmes ou les droits de l'homme ne m'a soutenue, ni n'a condamné les attaques malveillantes lancées à mon encontre. Cette Inde-là, je ne l'avais encore jamais connue. Il est vrai que des individus, de manière dispersée et non organisée, se battent pour ma cause, et que des journalistes, des écrivains et des intellectuels se sont exprimés en ma faveur, même s'ils n'ont jamais lu une ligne de ce que j'ai écrit. Je leur suis reconnaissante de donner leur opinion et de me témoigner leur soutien.
Partout où des individus se rassemblent en groupes, ils semblent perdre leur pouvoir de parler. Pour être franche, cette facette de la nouvelle Inde me terrifie. Depuis ma plus tendre enfance, j'ai considéré l'Inde comme un grand pays, une nation pleine d'audace. Le pays de mes rêves: éclairé, fort, progressiste et tolérant. J'ignore si je survivrai, mais l'Inde et ce qu'elle représente doit à tout prix survivre.

© Taslima Nasreen, Le Monde, 12 janvier 2008. Traduit de l'anglais par Pascale Haas. Taslima Nasreen, écrivain, a reçu le 9 janvier le premier prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes avec Ayaan Hirsi Ali. Elle a donné ce texte à cette occasion.